Home > Author > Emmanuel Carrère

Emmanuel Carrère QUOTES

86 " Un ami à qui je racontais ma mésaventure m’a dit en riant : « Ça t’apprendra à admirer des fascistes. » C’était expéditif et, je crois, juste. Herzog, capable d’une vibrante compassion pour un aborigène sourd-muet ou un vagabond schizophrène, considérait un jeune cinéphile à lunettes comme une punaise méritant d’être moralement écrabouillée, et j’étais quant à moi le client idéal pour me faire traiter de la sorte. Il me semble qu’on touche là quelque chose qui est le nerf du fascisme.

Si on le dénude, ce nerf, que trouve-t-on ? En étant radical, une vision du monde évidemment scandaleuse : übermenschen et untermenschen, Aryens et Juifs, d’accord, mais ce n’est pas de cela que je veux parler. Je ne veux parler ni de néonazis, ni d’extermination des présumés inférieurs, ni même de mépris affiché avec la robuste franchise de Werner Herzog, mais de la façon dont chacun de nous s’accommode du fait évident que la vie est injuste et les hommes inégaux : plus ou moins beaux, plus ou moins doués, plus ou moins armés pour la lutte. Nietzsche, Limonov et cette instance en nous que j’appelle le fasciste disent d’une même voix : « C’est la réalité, c’est le monde tel qu’il est. » Que dire d’autre ? Ce serait quoi, le contre-pied de cette évidence ?

« On sait très bien ce que c’est, répond le fasciste. Ça s’appelle le pieux mensonge, l’angélisme de gauche, le politiquement correct, et c’est plus répandu que la lucidité. »

Moi, je dirais : le christianisme. L’idée que, dans le Royaume, qui n’est certainement pas l’au-delà mais la réalité de la réalité, le plus petit est le plus grand. Ou bien l’idée, formulée dans un sutra bouddhiste que m’a fait connaître mon ami Hervé Clerc, selon laquelle « l’homme qui se juge supérieur, inférieur ou même égal à un autre homme ne comprend pas la réalité » "

Emmanuel Carrère , Limonov

89 " À trente ans, ce colosse au crâne rasé en a déjà passé dix en prison et, comme il le dit joliment, « vit entouré de crimes comme les habitants d’une forêt vivent entourés d’arbres ». Cela ne l’empêche pas d’être un homme paisible, d’humeur toujours joyeuse, en qui se mêlent les traits du fol en Christ russe et de l’ascète oriental. Été comme hiver, même quand le thermomètre dans la cellule descend au-dessous de zéro, il est en short et tongs, il ne mange pas de viande, il ne boit pas de thé mais de l’eau chaude et pratique d’impressionnants exercices de yoga. On l’ignore souvent, mais énormément de gens, en Russie, font du yoga : encore plus qu’en Californie, et cela dans tous les milieux. Pacha, très vite, repère en « Édouard Veniaminovitch » un homme sage. « Des gens comme vous, lui assure-t-il, on n’en fait plus, en tout cas je n’en ai pas rencontré. » Et il lui apprend à méditer.

On s’en fait une montagne quand on n’a jamais essayé mais c’est extrêmement simple, en fait, et peut s’enseigner en cinq minutes. On s’assied en tailleur, on se tient le plus droit possible, on étire la colonne vertébrale du coccyx jusqu’à l’occiput, on ferme les yeux et on se concentre sur sa respiration. Inspiration, expiration. C’est tout. La difficulté est justement que ce soit tout. La difficulté est de s’en tenir à cela. Quand on débute, on fait du zèle, on essaie de chasser les pensées. On s’aperçoit vite qu’on ne les chasse pas comme ça mais on regarde leur manège tourner et, petit à petit, on est un peu moins emporté par le manège. Le souffle, petit à petit, ralentit. L’idée est de l’observer sans le modifier et c’est, là aussi, extrêmement difficile, presque impossible, mais en pratiquant on progresse un peu, et un peu, c’est énorme. On entrevoit une zone de calme. Si, pour une raison ou pour une autre, on n’est pas calme, si on a l’esprit agité, ce n’est pas grave : on observe son agitation, ou son ennui, ou son envie de bouger, et en les observant on les met à distance, on en est un peu moins prisonnier. Pour ma part, je pratique cet exercice depuis des années. J’évite d’en parler parce que je suis mal à l’aise avec le côté new age, soyez zen, toute cette soupe, mais c’est si efficace, si bienfaisant, que j’ai du mal à comprendre que tout le monde ne le fasse pas. Un ami plaisantait récemment, devant moi, au sujet de David Lynch, le cinéaste, en disant qu’il était devenu complètement zinzin parce qu’il ne parlait plus que de la méditation et voulait persuader les gouvernements de la mettre au programme dès l’école primaire. Je n’ai rien dit mais il me semblait évident que le zinzin, là-dedans, c’était mon ami, et que Lynch avait totalement raison. "

Emmanuel Carrère , Limonov