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The Crisis of the Modern World QUOTES

21 " Nous entrons dans un temps où il deviendra particulièrement difficile de « distinguer l’ivraie du bon grain », d’effectuer réellement ce que les théologiens nomment le « discernement des esprits », en raison des manifestations désordonnées qui ne feront que s’intensifier et se multiplier, et aussi en raison du défaut de véritable connaissance chez ceux dont la fonction normale devrait être de guider les autres, et qui aujourd’hui ne sont trop souvent que des « guides aveugles ». On verra alors si, dans de pareilles circonstances, les subtilités dialectiques sont de quelque utilité, et si c’est une « philosophie », fût-elle la meilleure possible, qui suffira à arrêter le déchaînement des « puissances infernales » ; c’est là encore une illusion contre laquelle certains ont à se défendre, car il est trop de gens qui, ignorant ce qu’est l’intellectualité pure, s’imaginent qu’une connaissance simplement philosophique, qui, même dans le cas le plus favorable, est à peine une ombre de la vraie connaissance, est capable de remédier à tout et d’opérer le redressement de la mentalité contemporaine, comme il en est aussi qui croient trouver dans la science moderne elle-même un moyen de s’élever à des vérités supérieures, alors que cette science n’est fondée précisément que sur la négation de ces vérités. Toutes ces illusions sont autant de causes d’égarement ; bien des efforts sont par là dépensés en pure perte, et c’est ainsi que beaucoup de ceux qui voudraient sincèrement réagir contre l’esprit moderne sont réduits à l’impuissance, parce que, n’ayant pas su trouver les principes essentiels sans lesquels toute action est absolument vaine, ils se sont laissé entraîner dans des impasses dont il ne leur est plus possible de sortir. "

René Guénon , The Crisis of the Modern World

32 " Ce qui est tout à fait extraordinaire, c'est la rapidité avec laquelle la civilisation du moyen âge tomba dans le plus complet oubli ; les hommes du XVIIe siècle n'en avaient plus la moindre notion, et les monuments qui en subsistaient ne représentaient plus rien à leurs yeux, ni dans l'ordre intellectuel, ni même dans l'ordre esthétique ; on peut juger par là combien la mentalité avait été changée dans l'intervalle. Nous n'entreprendrons pas de rechercher ici les facteurs, certainement fort complexes, qui concoururent à ce changement, si radical qu'il semble difficile d'admettre qu'il ait pu s'opérer spontanément et sans l'intervention d'une volonté directrice dont la nature exacte demeure forcément assez énigmatique ; il y a, à cet égard, des circonstances bien étranges, comme la vulgarisation, à un moment déterminé, et en les présentant comme des découvertes nouvelles, de choses qui étaient connues en réalité depuis fort longtemps, mais dont la connaissance, en raison de certains inconvénients qui risquaient d'en dépasser les avantages, n'avait pas été répandue jusque là dans le domaine public (1). Il est bien invraisemblable aussi que la légende qui fit du moyen âge une époque de « ténèbres », d'ignorance et de barbarie, ait pris naissance et se soit accréditée d'elle-même, et que la véritable falsification de l'histoire à laquelle les modernes se sont livrés ait été entreprise sans aucune idée préconçue ; mais nous n'irons pas plus avant dans l'examen de cette question, car, de quelque façon que ce travail se soit accompli, c'est, pour le moment, la constatation du résultat qui, en somme, nous importe le plus.»

(1) Nous ne citerons que deux exemples, parmi les faits de ce genre qui devaient avoir les plus graves conséquences : la prétendue invention de l'imprimerie, que les Chinois connaissaient antérieurement à l’ère chrétienne et la découverte « officielle » de l'Amérique, avec laquelle des communications beaucoup plus suivies qu'on ne le pense avaient existé durant tout le moyen âge. "

René Guénon , The Crisis of the Modern World

33 " [...] C’est pour créer cette illusion qu’on a inventé le « suffrage universel » : c’est l’opinion de la majorité qui est supposée faire la loi ; mais ce dont on ne s’aperçoit pas, c’est que l’opinion est quelque chose que l’on peut très facilement diriger et modifier ; on peut toujours, à l’aide de suggestions appropriées, y provoquer des courants allant dans tel ou tel sens déterminé ; nous ne savons plus qui a parlé de « fabriquer l’opinion », et cette expression est tout à fait juste, bien qu’il faille dire, d’ailleurs, que ce ne sont pas toujours les dirigeants apparents qui ont en réalité à leur disposition les moyens nécessaires pour obtenir ce résultat.

Cette dernière remarque donne sans doute la raison pour laquelle l’incompétence des politiciens les plus « en vue » semble n’avoir qu’une importance très relative ; mais, comme il ne s’agit pas ici de démonter les rouages de ce qu’on pourrait appeler la « machine à gouverner », nous nous bornerons à signaler que cette incompétence-même offre l’avantage d’entretenir l’illusion dont nous venons de parler : c’est seulement dans ces conditions, en effet, que les politiciens en question peuvent apparaître comme l’émanation de la majorité, étant ainsi à son image, car la majorité, sur n’importe quel sujet qu’elle soit appelée à donner son avis, est toujours constituée par les incompétents, dont le nombre est incomparablement plus grand que celui des hommes qui sont capables de se prononcer en parfaite connaissance de cause. "

René Guénon , The Crisis of the Modern World