Home > Work > À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie
1 " Muzil passa une matinée à l'hôpital pour faire des examens, il me raconta à quel point le corps, il l'avait oublié, lancé dans les circuits médicaux, perd toute identité, ne reste plus qu'un paquet de chair involontaire, brinquebalé par-ci par-là, à peine un matricule, un nom passé dans la moulinette administrative, exsangue de son histoire et de sa dignité. "
― Hervé Guibert , À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie
2 " maintenant qu'il connaissait cette douleur Muzil la craignait par-dessus tout, ça se lisait désormais dans son oeil la panique d'une souffrance qui n'est plus maîtrisée à l'intérieur du corps mais provoquée artificiellement par une intervention extérieure au foyer du mal sous prétexte de la juguler, il était lair que pour Muzil cette souffrance était plus abominable que sa souffrance intime, devenue familière "
3 " Dans la cour de l'hôpital éclairée par ce soleil de juin qui devenait la pire injure au malheur, je compris, pour la première fois car quand Stéphane l'avait dit je n'avais pas voulu le croire, que Muzil allait mourir, incessament sous peu, et cette certitude me défigura dans le regard des passants qui me croisaient, ma face en bouille s'écoulait dans mes pleurs et volait en morceaux dans mes cris, j'étais fou de douleur, j'étais le Cri de Munch. "
4 " Depuis que j'ai doue ans, et depuis qu'elle est une terreur, la mort est une marotte. J'en ignorais l'existence jusqu'à ce qu'un camarade de classe, le petit Bonnecarère, m'envoyât au cinéma le Styx, où l'on s'asseyait à l'époque dans des cercueils, voir L'enterré vivant, un film de Roger Corman tiré d'un conte 'Edgar Allan Poe. La découverte de la mort par le truchement de cette vision horrifique d'un homme qui hurle d'impuissance à l'intérieur de son cercueil devint une source capiteuse de cauchemars. Par la suite, je ne cessai de rechercher les attributs de les plus spectaculaires de la mort, suppliant mon père de me céder le crâne qui avait accompagné ses études de médecine, m'hypnotisant de films d'épouvante et commençant à écrire, sous le pseudonyme d'Hector Lenoir, un conte qui racontair les affres d'un fantômr rnchaîné dans les oubliettes du château des Hohenzollern, me grisant de lectures macabres jusqu'aux stories sélectionnées par Hitschcock, errant dans les cimetières et étrennant mon premier appareil avec des photographies de tombes d'enants, me déplaçant jusqu'à Palerme uniquement pour contempler les momies des Capucins, collectionnant les rapaces empaillés comme Anthony Perkins dans Psychose, la mort me semblait horriblement belle, féeriquement atroce, et puis je pris en grippe son bric-à-brac, remisai le crâne de l'étudiant de médecine, fuis les cimetières comme la peste, j'étais passé à un autre stade de l'amour de la mort, comme imprégné par elle au plus profond je n'avais plus besoin de son décorum mais d'une intimité plus grande avec elle, je continuais inlassablement de quérir son sentiment, le plus précieux et le plus haïssable d'entre tous, sa peur et sa convoitise. "
5 " Je n'ai jamais si peu souffert que depuis que je sais que j'ai le sida, je suis très attentig aux manifestations de la progression du virus, il me semble connaître la cartographie de ses colonisations, de ses assauts et de ses replis, je crois savoir là où il couve et là où il attaque, sentir les zones encore intouchées, mais cette lutte à l'intérieur e moi, qui est celle-ci organiquement bien réelle, des analyses scientifiques en témoignent, n'est pour l'instant rien, sois patient mon bonhomme, en regard des maux certainement fictifs qui me torpillaient. "
6 " J'avais reconsulté entre-temps le docteur Chandi, à qui j'avais confié ma volonté expresse de mourir "à l'abri du regard de mes parents", et devant lequel, en évoquant le coma dans lequel était tombé Fichart, l'ami de Bill, je repris les mots de l'unique testament autographe de Muzil : "la mort, pas l'invalidité". Pas de coma prolongé, pas de démence, pas de cécité, la suppression pure et simple au moment adéquat. Mais le docteur Chandi se refusait à prendre en note quoi que ce soit de définitif, se bornant à indiquer que le rapport à la maladie ne cessait de se transformer, pour chaque individu, dans le cours de sa maladie, et qu'on ne pouvait préjuger des mutations vitales de sa volonté. "