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" Tout cela me confortait dans mon intuition, souvent moquée par mes amis, que l’homme était fondamentalement bon – à condition d’être en rapport direct et vital avec d’autres hommes. Impersonnel, un système social écarte l’homme de l’homme. Dans la lézarde ainsi creusée, la plante du ressentiment pousse et nourrit la fraude, le parasitisme et l’abus – puisqu’on ne voit jamais qui paie ni qui souffre de nos abus. On espère que c’est le système qui paie quand lui se contente de répartir les coûts et d’inoculer ce que chacun, par sa rancœur, fait subir de manière diffuse à tous. Les dysfonctionnements s’accroissent, les honnêtes gens s’en prennent aux saboteurs et bientôt les imitent … On se retrouve contraint, pour maintenir la cohésion sociale, d’instaurer un contrôle maniaque et vétilleux sur le moindre petit comportement fautif de chaque citoyen. Et ça donne Cerclon : la démocratie comme liberticide collectif … "
― Alain Damasio , La Zone du dehors
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" L'avenir de la Volte avait toujours dépendu d'un combat d'animaux, un combat sans fin qui se déroulait en, et entre, chaque Volté. Peut-être y avait-il d'abord en nous Le Chien qui Mord, l'animal domestique qui se croit loup parce qu'il vit en bande et qu'il a les crocs longs. La bête qui, à l'approche des maîtres, agite le métal de ses chaînes pour qu'on les lui détache, s'étouffe en sautant et clabaude de rage de ne pouvoir les mordre — si bien qu'elle finit par se battre contre le berger allemand qu'on a mis à côté pour aiguiser sa haine et qui l'aiguise si bien qu'elle en finit par croire que ce chien policier, avec sa niche en fer et les mêmes chaînes rouillées, est son seul ennemi — elle en oublie les maîtres. Oui, en nous vivait ce mâcheur de viande froide, l'aboyeur des rêves-voltes arrimé à sa niche, le souleveur de chenil, qui croit montrer sa foi en montrant ses morsures, dégage son cou pelé pour preuve de sa bravoure, qui jappe, lutte ! lutte ! bien qu'il ne sache plus pour quoi, toujours à quêter cette pâtée qui ne vient pas, apte juste à glapir, à courir et à aboyer lorsque les autres aboient. "
― Alain Damasio , La Zone du dehors
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" Si le système ne nous fait aucun mal, si sa raison d’être ne consiste qu’à gérer les déplacements, et à les gérer pour le bien de tous, alors pourquoi blesser au nom de sa douceur ? Question spécieuse. Face à une aliénation des menues doses douces et continues, il n’était de rupture que brutale. Ou sinon se résigner, mettre un casque virtuel sur sa tête, s’éclater loin du monde, dire « C’est comme ça, je n’y peux rien, je juge que tout est bien, amen …. ». Le système ne gênait après tout que les gens vivants, ceux qui ne supportaient pas que leurs mouvements fussent orientés au nom d’une régulation sociale. Ceux qui résistaient. Distribuer quelques tracts ? Autant cracher dans l’Espace. L’ambition de la Volte, aussi vaniteuse fût-elle, avait été de contrebalancer en une nuit, une seule, vingt ans d’empoisonnement homéopathique. Idiot c’était, idiot … mais que faire d’autre ? Oui, la fillette était innocente, oui son corps n’était pas rouage mais victime du système. Elle ne méritait pas ça. Nous nous servions d’elle, de sa souffrance pour remuer les tripes et les consciences. Mais la Volution ne pouvait se faire avec des caresses. Ou alors il eût fallu caresser tout le monde … "
― Alain Damasio , La Zone du dehors