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East and West QUOTES

9 " C’est ainsi que l’étude des « sciences traditionnelles », quelle que soit leur provenance, s’il en est qui veulent dès maintenant l’entreprendre (non dans leur intégralité, ce qui est présentement impossible, mais dans certains éléments tout au moins), nous parait une chose digne d’être approuvée, mais à la double condition que cette étude soit faite avec des données suffisantes pour ne point s’y égarer, ce qui suppose déjà beaucoup plus qu’on ne pourrait le croire, et qu’elle ne fasse jamais perdre de vue l’essentiel. Ces deux conditions, d’ailleurs, se tiennent de près : celui qui possède une intellectualité assez développée pour se livrer avec sûreté à une telle étude ne risque plus d’être tenté de sacrifier le supérieur à l’inférieur ; dans quelque domaine qu’il ait à exercer son activité, il n’y verra jamais à faire qu’un travail auxiliaire de celui qui s’accomplit dans la région des principes. Dans les mêmes conditions, s’il arrive parfois que la « philosophie scientifique » rejoigne accidentellement, par certaines de ses conclusions, les anciennes « sciences traditionnelles », il peut y avoir quelque intérêt à le faire ressortir, mais en évitant soigneusement de paraître rendre ces dernières solidaires de n’importe quelle théorie scientifique ou philosophique particulière, car toute théorie de ce genre change et passe, tandis que tout ce qui repose sur une base traditionnelle en reçoit une valeur permanente, indépendante des résultats de toute recherche ultérieure. Enfin, de ce qu’il y a des rencontres ou des analogies, il ne faut jamais conclure à des assimilations impossibles, étant donné qu’il s’agit de modes de pensée essentiellement différents ; et l’on ne saurait être trop attentif à ne rien dire qui puisse être interprété dans ce sens, car la plupart de nos contemporains, par la façon même dont est borné leur horizon mental, ne sont que trop portés à ces assimilations injustifiées. "

René Guénon , East and West

13 " Les formes d’expression des doctrines hindoues, tout en étant encore extrêmement différentes de toutes celles auxquelles est habituée la pensée occidentale, sont relativement plus assimilables, et elles réservent de plus larges possibilités d’adaptation ; nous pourrions dire que, pour ce dont il s’agit, l’Inde, occupant une position moyenne dans l’ensemble oriental, n’est ni trop loin ni trop près de l’Occident. En effet, il y aurait aussi, à se baser sur ce qui en est plus rapproché, des inconvénients qui, pour être d’un autre ordre que ceux que nous signalions tout à l’heure, n’en seraient pas moins assez graves ; et peut-être n’y aurait-il pas beaucoup d’avantages réels pour les compenser, car la civilisation islamique est à peu près aussi mal connue des Occidentaux que les civilisations plus orientales, et surtout sa partie métaphysique,
qui est celle qui nous intéresse ici, leur échappe entièrement. Il est vrai que cette civilisation islamique, avec ses deux faces ésotérique et exotérique, et avec la forme religieuse que revêt cette dernière, est ce qui ressemble le plus à ce que serait une civilisation traditionnelle occidentale ; mais la présence même de cette forme religieuse, par laquelle l’Islam tient en quelque sorte de l’Occident, risque d’éveiller certaines susceptibilités qui, si peu justifiées qu’elles soient au fond, ne seraient pas sans danger : ceux qui sont incapables de distinguer entre les différent domaines croiraient faussement à une concurrence sur le terrain religieux ; et il y a certainement, dans la masse occidentale (où nous comprenons la plupart des pseudointellectuels), beaucoup plus de haine à l’égard de tout ce qui est islamique qu’en ce
qui concerne le reste de l’Orient. "

René Guénon , East and West

14 " si les sciences qui intéressent tant les Occidentaux n’avaient jamais acquis antérieurement un développement comparable à celui qu’ils leur ont donné, c’est qu’on n’y attachait pas une importance suffisante pour y consacrer de tels efforts. Mais, si les résultats sont valables lorsqu’on les prend chacun à part (ce qui concorde bien avec le caractère tout analytique de la science moderne), l’ensemble ne peut produire qu’une impression de désordre et d’anarchie ; on ne s’occupe pas de la qualité des connaissances qu’on accumule, mais seulement de leur quantité ; c’est la dispersion dans le détail indéfini. De plus, il n’y a rien au-dessus de ces sciences analytiques : elles ne se rattachent à rien et, intellectuellement, ne conduisent à rien ; l’esprit moderne se renferme dans une relativité de plus en plus réduite, et, dans ce domaine si peu étendu en réalité, bien qu’il le trouve immense, il confond tout, assimile les objet les plus distincts, veut appliquer à l’un les méthodes qui conviennent exclusivement à l’autre, transporte dans une science les conditions qui définissent une science différente, et finalement s’y perd et ne peut plus s’y reconnaître, parce qu’il lui manque les principes directeurs. De là le chaos des théories innombrables, des hypothèses qui se heurtent, s’entrechoquent, se contredisent, se détruisent et se remplacent les unes les autres, jusqu’à ce que, renonçant à savoir, on en arrive à déclarer qu’il ne faut chercher que pour chercher, que la vérité est inaccessible à l’homme, que peut-être même elle n’existe pas, qu’il n’y a lieu de se préoccuper que de ce qui est utile ou avantageux, et que, après tout, si l’on trouve bon de l’appeler vrai, il n’y a à cela aucun inconvénient. L’intelligence qui nie ainsi la vérité nie sa propre raison d’être, c’est-à-dire qu’elle se nie elle-même ; le dernier mot de la science et de la philosophie occidentales, c’est le suicide de l’intelligence ; "

René Guénon , East and West

18 " Comment faire comprendre l’intérêt d’une connaissance toute spéculative à des gens pour qui l’intelligence n’est qu’un moyen d’agir sur la matière et de la plier à des fins pratiques, et pour qui la science, dans le sens restreint où ils l’entendent, vaut surtout dans la mesure où elle est susceptible d’aboutir à des applications industrielles ? Nous n’exagérons rien ; il n’y a qu’à regarder autour de soi pour se rendre compte que telle est bien la mentalité de l’immense majorité de nos contemporains ; et l’examen de la philosophie, à partir de Bacon et de Descartes, ne pourrait que confirmer encore ces constatations. Nous rappellerons seulement que Descartes a limité l’intelligence à la raison, qu’il a assigné pour unique rôle à ce qu’il croyait pouvoir appeler métaphysique de servir de fondement à la physique, et que cette physique elle-même était essentiellement destinée, dans sa pensée, à préparer la constitution des sciences appliquées, mécanique, médecine et morale, dernier terme du savoir humain tel qu’il le concevait ; les tendances qu’il affirmait ainsi ne sont-elles pas déjà celles-là mêmes qui caractérisent à première vue tout le développement du monde moderne ? Nier ou ignorer toute connaissance pure et supra-rationnelle, c’était ouvrir la voie qui devait mener logiquement, d’une part, au positivisme et à l’agnosticisme, qui prennent leur parti des plus étroites limitations de l’intelligence et de son objet, et, d’autre part, à toutes les théories sentimentalistes et volontaristes, qui s’efforcent de chercher dans l’infra-rationnel ce que la raison ne peut leur donner. "

René Guénon , East and West