1
" Du reste, la majorité des orientalistes ne sont et ne veulent être que des érudits ; tant qu’ils se bornent à des travaux historiques ou philologiques, cela n’a pas grande importance ; il est évident que des ouvrages de ce genre ne peuvent servir de rien pour atteindre le but que nous envisageons ici, mais leur seul danger, en somme, est celui qui est commun à tous les abus de l’érudition, nous voulons dire la propagation de cette « myopie intellectuelle » qui borne tout savoir à des recherches de détail, et le gaspillage d’efforts qui pourraient être mieux employés dans bien des cas. Mais ce qui est beaucoup plus grave à nos yeux, c’est l’action exercée par ceux des orientalistes qui ont la prétention de comprendre et d’interpréter les doctrines, et qui les travestissent de la façon la plus incroyable, tout en assurant parfois qu’ils les comprennent mieux que les Orientaux eux-mêmes (comme Leibnitz s’imaginait avoir retrouvé le vrai sens des caractères de Fo-hi), et sans jamais songer à prendre l’avis des représentants autorisés des civilisations qu’ils veulent étudier, ce qui serait pourtant la première chose à faire, au lieu de se comporter comme s’il s’agirait de reconstituer des civilisations disparues. "
― René Guénon , East and West
2
" We cannot help noticing that, like all propagandists, the apostles of tolerance, truth to tell, are very often the most intolerant of men. This is what has in fact happened, and it is strangely ironical : those who wished to overthrow all dogma have created for their own use, we will not say a new dogma, but a caricature of dogma, which they have succeeded in imposing on the western world in general; in this way there have been established, under the pretext of "freedom of thought," the most chimerical beliefs that have ever been seen at any time, under the form of these different idols, of which we have just singled out some of the more important. "
― René Guénon , East and West
8
" En effet, les peuples européens, sans doute parce qu’ils sont formés d’éléments hétérogènes et ne constituent pas une race à proprement parler, sont ceux dont les caractères ethniques sont les moins stables et disparaissent le plus rapidement en se mêlant à d’autres races ; partout où il se produit de tels mélanges, c’est toujours l’Occidental qui est absorbé, bien loin de pouvoir absorber les autres. Quant au point de vue intellectuel, les considérations que nous avons exposées jusqu’ici nous dispensent d’y insister ; une civilisation qui est sans cesse en mouvement, qui n’a ni tradition ni principe profond, ne peut évidemment exercer une influence réelle sur celles qui possèdent précisément tout ce qui lui manque à elle-même ; et, si l’influence inverse ne s’exerce pas davantage en fait, c’est seulement parce que les Occidentaux sont incapables de comprendre ce qui leur est étranger : leur impénétrabilité, à cet égard, n’a d’autre cause qu’une infériorité mentale, tandis que celle des Orientaux est faite d’intellectualité pure. "
― René Guénon , East and West
9
" C’est ainsi que l’étude des « sciences traditionnelles », quelle que soit leur provenance, s’il en est qui veulent dès maintenant l’entreprendre (non dans leur intégralité, ce qui est présentement impossible, mais dans certains éléments tout au moins), nous parait une chose digne d’être approuvée, mais à la double condition que cette étude soit faite avec des données suffisantes pour ne point s’y égarer, ce qui suppose déjà beaucoup plus qu’on ne pourrait le croire, et qu’elle ne fasse jamais perdre de vue l’essentiel. Ces deux conditions, d’ailleurs, se tiennent de près : celui qui possède une intellectualité assez développée pour se livrer avec sûreté à une telle étude ne risque plus d’être tenté de sacrifier le supérieur à l’inférieur ; dans quelque domaine qu’il ait à exercer son activité, il n’y verra jamais à faire qu’un travail auxiliaire de celui qui s’accomplit dans la région des principes. Dans les mêmes conditions, s’il arrive parfois que la « philosophie scientifique » rejoigne accidentellement, par certaines de ses conclusions, les anciennes « sciences traditionnelles », il peut y avoir quelque intérêt à le faire ressortir, mais en évitant soigneusement de paraître rendre ces dernières solidaires de n’importe quelle théorie scientifique ou philosophique particulière, car toute théorie de ce genre change et passe, tandis que tout ce qui repose sur une base traditionnelle en reçoit une valeur permanente, indépendante des résultats de toute recherche ultérieure. Enfin, de ce qu’il y a des rencontres ou des analogies, il ne faut jamais conclure à des assimilations impossibles, étant donné qu’il s’agit de modes de pensée essentiellement différents ; et l’on ne saurait être trop attentif à ne rien dire qui puisse être interprété dans ce sens, car la plupart de nos contemporains, par la façon même dont est borné leur horizon mental, ne sont que trop portés à ces assimilations injustifiées. "
― René Guénon , East and West
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" Of all the superstitions preached by those very people who profess that they never stop inveighing against "superstition," that of "science " and "reason", is the only one which does not seem, at first sight, to be based on sentiment ; but there is a kind of rationalism which is nothing more than sentimentalism disguised, as is shown only too well by the passion with which its champions uphold it, and by the hatred which they evince for whatever goes against their inclinations or passes their comprehension, Besides, since rationalism, in any case, corresponds to a lessening of intellectuality, it is natural that its development should go hand in hand with that of sentimentalism "
― René Guénon , East and West
11
" [...] Si encore ils ne faisaient que se complaire dans l’affirmation de la supériorité imaginaire qu’ils s’attribuent, cette illusion ne ferait de tort qu’à eux-mêmes ; mais ce qui est le plus terrible, c’est leur fureur de prosélytisme : chez eux, l’esprit de conquête se déguise sous des prétextes « moralistes », et c’est au nom de la « liberté » qu’ils veulent contraindre le monde entier à les imiter ! Le plus étonnant, c’est que, dans leur infatuation, ils s’imaginent de bonne foi qu’ils ont du « prestige » auprès de tous les autres peuples : parce qu’on les redoute comme on redoute une force brutale, ils croient qu’on les admire ; l’homme qui est menacé d’être écrasé par une avalanche est-il pour cela frappé de respect et d’admiration ? La seule impression que les inventions mécaniques, par exemple, produisent sur la généralité des Orientaux, c’est une impression de profonde répulsion ; tout cela leur parait assurément plus gênant qu’avantageux, et, s’ils se trouvent obligés d’accepter certaines nécessités de l’époque actuelle, c’est avec l’espoir de s’en débarrasser un jour ou l’autre ; cela ne les intéresse pas et ne les intéressera jamais véritablement. "
― René Guénon , East and West
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" Dans tous les cas, nous avons conscience de n’avoir pas écrit un seul mot que n’aurait pu écrire un Oriental de naissance ; nous nous plaçons, en effet, à un point de vue strictement oriental, qui est devenu entièrement le nôtre, et nous tenons à ce qu’on sache bien que nous ne sommes pas allé de l’Occident à l’Orient, mais que, fort heureusement pour nous, nous avons pu étudier les doctrines orientales à une époque où nous ne connaissions à peu près rien de la pensée occidentale. Et ceci nous amène à une dernière remarque : l’obstacle le plus redoutable, pour beaucoup, c’est la philosophie ; nous voulons dire que ceux qui s’efforcent d’envisager ces doctrines à un point de vue philosophique se condamnent par là même à n’y jamais rien comprendre. Il ne s’agit point d’un vain « jeu d’idées », non plus que d’un amusement d’érudits ; il s’agit de choses sérieuses, les plus sérieuses qui soient, et nous souhaitons que l’Occident s’en rende compte avant qu’il ne soit trop tard. "
― René Guénon , East and West
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" Les formes d’expression des doctrines hindoues, tout en étant encore extrêmement différentes de toutes celles auxquelles est habituée la pensée occidentale, sont relativement plus assimilables, et elles réservent de plus larges possibilités d’adaptation ; nous pourrions dire que, pour ce dont il s’agit, l’Inde, occupant une position moyenne dans l’ensemble oriental, n’est ni trop loin ni trop près de l’Occident. En effet, il y aurait aussi, à se baser sur ce qui en est plus rapproché, des inconvénients qui, pour être d’un autre ordre que ceux que nous signalions tout à l’heure, n’en seraient pas moins assez graves ; et peut-être n’y aurait-il pas beaucoup d’avantages réels pour les compenser, car la civilisation islamique est à peu près aussi mal connue des Occidentaux que les civilisations plus orientales, et surtout sa partie métaphysique,
qui est celle qui nous intéresse ici, leur échappe entièrement. Il est vrai que cette civilisation islamique, avec ses deux faces ésotérique et exotérique, et avec la forme religieuse que revêt cette dernière, est ce qui ressemble le plus à ce que serait une civilisation traditionnelle occidentale ; mais la présence même de cette forme religieuse, par laquelle l’Islam tient en quelque sorte de l’Occident, risque d’éveiller certaines susceptibilités qui, si peu justifiées qu’elles soient au fond, ne seraient pas sans danger : ceux qui sont incapables de distinguer entre les différent domaines croiraient faussement à une concurrence sur le terrain religieux ; et il y a certainement, dans la masse occidentale (où nous comprenons la plupart des pseudointellectuels), beaucoup plus de haine à l’égard de tout ce qui est islamique qu’en ce
qui concerne le reste de l’Orient. "
― René Guénon , East and West
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" si les sciences qui intéressent tant les Occidentaux n’avaient jamais acquis antérieurement un développement comparable à celui qu’ils leur ont donné, c’est qu’on n’y attachait pas une importance suffisante pour y consacrer de tels efforts. Mais, si les résultats sont valables lorsqu’on les prend chacun à part (ce qui concorde bien avec le caractère tout analytique de la science moderne), l’ensemble ne peut produire qu’une impression de désordre et d’anarchie ; on ne s’occupe pas de la qualité des connaissances qu’on accumule, mais seulement de leur quantité ; c’est la dispersion dans le détail indéfini. De plus, il n’y a rien au-dessus de ces sciences analytiques : elles ne se rattachent à rien et, intellectuellement, ne conduisent à rien ; l’esprit moderne se renferme dans une relativité de plus en plus réduite, et, dans ce domaine si peu étendu en réalité, bien qu’il le trouve immense, il confond tout, assimile les objet les plus distincts, veut appliquer à l’un les méthodes qui conviennent exclusivement à l’autre, transporte dans une science les conditions qui définissent une science différente, et finalement s’y perd et ne peut plus s’y reconnaître, parce qu’il lui manque les principes directeurs. De là le chaos des théories innombrables, des hypothèses qui se heurtent, s’entrechoquent, se contredisent, se détruisent et se remplacent les unes les autres, jusqu’à ce que, renonçant à savoir, on en arrive à déclarer qu’il ne faut chercher que pour chercher, que la vérité est inaccessible à l’homme, que peut-être même elle n’existe pas, qu’il n’y a lieu de se préoccuper que de ce qui est utile ou avantageux, et que, après tout, si l’on trouve bon de l’appeler vrai, il n’y a à cela aucun inconvénient. L’intelligence qui nie ainsi la vérité nie sa propre raison d’être, c’est-à-dire qu’elle se nie elle-même ; le dernier mot de la science et de la philosophie occidentales, c’est le suicide de l’intelligence ; "
― René Guénon , East and West
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" Comme nous le disions au début, il ne nous est pas possible de tout expliquer à la fois ; mais nous n’affirmons rien gratuitement, et nous avons conscience d’avoir du moins, à défaut de bien d’autres mérites, celui de ne parler jamais que de ce que nous connaissons. Si donc il en est qui s’étonnent de certaines considérations auxquelles ils ne sont pas habitués, qu’ils veuillent bien prendre la peine d’y réfléchir plus attentivement, et peut-être s’apercevront-ils alors que ces considérations, loin d’être inutiles ou superflues, sont précisément parmi les plus importantes, ou que ce qui leur semblait à première vue s’écarter de notre sujet est au contraire ce qui s’y rapporte le plus directement. Il est en effet des choses qui sont liées entre elles d’une tout autre façon qu’on ne le pense d’ordinaire, et la vérité a bien des aspects que la plupart des Occidentaux ne soupçonnent guère ; aussi craindrions-nous plutôt, en toute occasion, de paraître trop limiter les choses par l’expression que nous en donnons que de laisser entrevoir de trop vastes possibilités. "
― René Guénon , East and West
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" Comment faire comprendre l’intérêt d’une connaissance toute spéculative à des gens pour qui l’intelligence n’est qu’un moyen d’agir sur la matière et de la plier à des fins pratiques, et pour qui la science, dans le sens restreint où ils l’entendent, vaut surtout dans la mesure où elle est susceptible d’aboutir à des applications industrielles ? Nous n’exagérons rien ; il n’y a qu’à regarder autour de soi pour se rendre compte que telle est bien la mentalité de l’immense majorité de nos contemporains ; et l’examen de la philosophie, à partir de Bacon et de Descartes, ne pourrait que confirmer encore ces constatations. Nous rappellerons seulement que Descartes a limité l’intelligence à la raison, qu’il a assigné pour unique rôle à ce qu’il croyait pouvoir appeler métaphysique de servir de fondement à la physique, et que cette physique elle-même était essentiellement destinée, dans sa pensée, à préparer la constitution des sciences appliquées, mécanique, médecine et morale, dernier terme du savoir humain tel qu’il le concevait ; les tendances qu’il affirmait ainsi ne sont-elles pas déjà celles-là mêmes qui caractérisent à première vue tout le développement du monde moderne ? Nier ou ignorer toute connaissance pure et supra-rationnelle, c’était ouvrir la voie qui devait mener logiquement, d’une part, au positivisme et à l’agnosticisme, qui prennent leur parti des plus étroites limitations de l’intelligence et de son objet, et, d’autre part, à toutes les théories sentimentalistes et volontaristes, qui s’efforcent de chercher dans l’infra-rationnel ce que la raison ne peut leur donner. "
― René Guénon , East and West