1
" Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu'il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l’eau le sucre. Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre ; quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant. Écoute bien ce que je te dis : dirige tes talons en arrière et non en avant. "
― Comte de Lautréamont , Les Chants de Maldoror
2
" Un jour, avec des yeux vitreux, ma mère me dit: « Lorsque tu seras dans ton lit, que tu entendras les aboiements des chiens dans la campagne, cache-toi dans ta couverture, ne tourne pas en dérision ce qu'ils font: ils ont soif insatiable de l'infini, comme toi, comme moi, comme le reste des humains, à la figure pâle et longue. Même, je te permets de te mettre devant la fenêtre pour contempler ce spectacle, qui est assez sublime » Depuis ce temps, je respecte le voeu de la morte. Moi, comme les chiens, j'éprouve le besoin de l'infini... Je ne puis, je ne puis contenter ce besoin! Je suis fils de l'homme et de la femme, d'après ce qu'on m'a dit. Ça m'étonne... je croyais être davantage! Au reste, que m'importe d'où je viens? Moi, si cela avait pu dépendre de ma volonté, j'aurais voulu être plutôt le fils de la femelle du requin, dont la faim est amie des tempêtes, et du tigre, à la cruauté reconnue: je ne serais pas si méchant. Vous, qui me regardez, éloignez-vous de moi, car mon haleine exhale un souffle empoisonné. Nul n'a encore vu les rides vertes de mon front; ni les os en saillie de ma figure maigre, pareils aux arêtes de quelque grand poisson, ou aux rochers couvrant les rivages de la mer, ou aux abruptes montagnes alpestres, que je parcourus souvent, quand j'avais sur ma tête des cheveux d'une autre couleur. Et, quand je rôde autour des habitations des hommes, pendant les nuits orageuses, les yeux ardents, les cheveux flagellés par le vent des tempêtes, isolé comme une pierre au milieu du chemin, je couvre ma face flétrie, avec un morceau de velours, noir comme la suie qui remplit l'intérieur des cheminées : il ne faut pas que les yeux soient témoins de la laideur que l'Etre suprême, avec un sourire de haine puissante, a mise sur moi. "
― Comte de Lautréamont , Les Chants de Maldoror
3
" Se esfuerza en sonreírme, pero percibo que su rostro lleva el peso de las terribles impresiones que en él ha grabado la reflexión, constantemente inclinada sobre las esfinges que desconciertan, con sesgada mirada, las
grandes angustias de la inteligencia de los mortales.
Viendo la inutilidad de sus manejos, aparta los ojos, tasca su freno terrestre con la baba de la rabia, y mira el horizonte que huye cuando nos acercamos. A mi vez, me esfuerzo por recordarle su dorada juventud, que sólo pide entrar, como una reina, en los palacios de los placeres, pero advierte que mis palabras brotan con dificultad de mi demacrada boca y que los años de mi propia primavera pasaron, tristes y glaciales, como un sueño implacable que pasea, por las mesas de los banquetes y los lechos de raso, donde dormita la pálida sacerdotisa del amor, pagada con la reverberación del oro, las amargas voluptuosidades del desencanto, las pestilentes arrugas de la vejez, los terrores de la soledad y las antorchas del dolor. Viendo la inutilidad de mis manejos, no me
asombra no poder hacerle feliz; el Todopoderoso se
me aparece revestido con sus instrumentos de tortura,
en toda la resplandeciente aureola de su horror. "
― Comte de Lautréamont , Les Chants de Maldoror
4
" Oui, je sens que mon âme est cadenassée dans le verrou de mon corps, et qu’elle ne peut se dégager, pour fuir loin des rivages que frappe la mer humaine, et n’être plus témoin du spectacle de la meute livide des malheurs, poursuivant sans relâche, à travers les fondrières et les gouffres de l’abattement immense, les isards humains. Mais, je ne me plaindrai pas. J’ai reçu la vie comme une blessure, et j’ai défendu au suicide de guérir la cicatrice. Je veux que le Créateur en contemple, à chaque heure de son éternité, la crevasse béante. C’est le châtiment que je lui inflige. "
― Comte de Lautréamont , Les Chants de Maldoror
5
" Il y en a qui écrivent pour rechercher les applaudissements humains, au moyen de nobles qualités du coeur que l’imagination invente ou qu’ils peuvent avoir. Moi, je fais servir mon génie à peindre les délices de la cruauté ! Délices non passagères, artificielles ; mais, qui ont commencé avec l’homme, finiront avec lui. Le génie ne peut-il pas s’allier avec la cruauté dans les résolutions secrètes de la Providence ? ou, parce qu’on est cruel, ne peut-on pas avoir du génie ? On en verra la preuve dans mes paroles ; il ne tient qu’à vous de m’écouter, si vous le voulez bien... Pardon, il me semblait que mes cheveux s’étaient dressés sur ma tête ; mais, ce n’est rien, car, avec ma main, je suis parvenu facilement à les remettre dans leur première position. Celui qui chante ne prétend pas que ses cavatines soient une chose inconnue ; au contraire, il se loue de ce que les pensées hautaines et méchantes de son héros soient dans tous les hommes. "
― Comte de Lautréamont , Les Chants de Maldoror
7
" S’il est quelquefois logique de s’en rapporter à l’apparence des phénomènes, ce premier chant finit ici. Ne soyez pas sévère pour celui qui ne fait encore qu’essayer sa lyre : elle rend un son si étrange ! Cependant, si vous voulez être impartial, vous reconnaîtrez déjà une empreinte forte, au milieu des imperfections. Quant à moi, je vais me remettre au
travail, pour faire paraître un deuxième chant, dans un laps de temps qui ne soit pas trop retardé. La fin du dix-neuvième siècle verra son poète (cependant, au début, il ne doit pas commencer par un chef d’œuvre, mais suivre la loi de la nature) ; il est né sur les rives américaines, à l’embouchure de la Plata, là où deux peuples, jadis rivaux, s’efforcent actuellement de se surpasser par le progrès matériel et moral. Buenos-Ayres, la reine du Sud, et Montevideo, la coquette, se tendent une main amie, à travers les eaux argentines du grand estuaire. Mais, la guerre éternelle a placé son empire destructeur sur les campagnes, et moissonne avec joie des victimes nombreuses. Adieu, vieillard, et pense à moi, si tu m’as lu. Toi, jeune homme, ne désespère point ; car, tu as un ami dans le vampire, malgré ton opinion contraire. En comptant l’acarus sarcopte qui produit la gale, tu auras deux amis ! "
― Comte de Lautréamont , Les Chants de Maldoror
9
" After some hours, the dogs, exhausted by running round, almost dead, their tongues hanging out, set upon one another and, not knowing what they are doing, tear one another into thousands of pieces with incredible rapidity. Yet they do not do this out of cruelty.
One day, a glazed look in her eyes, my mother said to me: ‘When you are in bed and you hear the barking of the dogs in the countryside, hide beneath your blanket, but do not deride what they do: they have an insatiable thirst for the infinite, as you, and I, and all other pale, long-faced human beings do.’
Since that time, I have respected the dead woman’s wish. Like those dogs I feel the need for the infinite. I cannot, cannot satisfy this need. I am the son of a man and a woman, from what I have been told.
This astonishes me…I believed I was something more. "
― Comte de Lautréamont , Les Chants de Maldoror
11
" The perturbations, anxieties, depravations, deaths, exceptions in the physical or moral order, spirit of negation, brutishness, hallucinations fostered by the will, torments, destruction, confusion, tears, insatiabilities, servitudes, delving imaginations, novels, the unexpected, the forbidden, the chemical singularities of the mysterious vulture which lies in wait for the carrion of some dead illusion, precocious & abortive experiences, the darkness of the mailed bug, the terrible monomania of pride, the inoculation of deep stupor, funeral orations, desires, betrayals, tyrannies, impieties, irritations, acrimonies, aggressive insults, madness, temper, reasoned terrors, strange inquietudes which the reader would prefer not to experience , cants, nervous disorders, bleeding ordeals that drive logic at bay, exaggerations, the absence of sincerity, bores, platitudes, the somber, the lugubrious, childbirths worse than murders, passions, romancers at the Courts of Assize, tragedies,-odes, melodramas, extremes forever presented, reason hissed at with impunity, odor of hens steeped in water, nausea, frogs, devilfish, sharks, simoon of the deserts, that which is somnambulistic, squint-eyed, nocturnal, somniferous, noctambulistic, viscous, equivocal, consumptive, spasmodic, aphrodisiac, anemic, one-eyed, hermaphroditic, bastard, albino, pederast, phenomena of the aquarium, & the bearded woman, hours surfeited with gloomy discouragement, fantasies, acrimonies, monsters, demoralizing syllogisms, ordure, that which does not think like a child, desolation, the intellectual manchineel trees, perfumed cankers, stalks of the camellias, the guilt of a writer rolling down the slope of nothingness & scorning himself with joyous cries, that grind one in their imperceptible gearing, the serious spittles on inviolate maxims, vermin & their insinuating titillations, stupid prefaces like those of Cromwell, Mademoiselle de Maupin & Dumas fils, decaying, helplessness, blasphemies, suffocation, stifling, mania,--before these unclean charnel houses, which I blush to name, it is at last time to react against whatever disgusts us & bows us down. "
― Comte de Lautréamont , Les Chants de Maldoror
12
" Moi, je veux montrer mes qualités; mais, je ne suis pas assez hypocrite pour cacher mes vices! Le rire, le mal, l'orgueil, la folie, paraitront, tour à tour, entre la sensibilité et l'amour de la justice, et serviront d'exemple à la stupéfaction humaine; chacun s'y reconnaitra, non pas tel qu'il devrait être, mais tel qu'il est. "
― Comte de Lautréamont , Les Chants de Maldoror
13
" Je cherchais une âme qui et me ressemblât, et je ne pouvais pas la trouver. Je fouillais tous les recoins de la terre; ma persévérance était inutile. Cependant, je ne pouvais pas rester seul. Il fallait quelqu’un qui approuvât mon caractère; il fallait quelqu’un qui eût les mêmes idées que moi. C’était le matin; le soleil se leva à l’horizon, dans toute sa magnificence, et voilà qu’à mes yeux se lève aussi un jeune homme, dont la présence engendrait les fleurs sur son passage. Il s’approcha de moi, et, me tendant la main: "Je suis venu vers toi, toi, qui me cherches. Bénissons ce jour heureux." Mais, moi: "Va-t’en; je ne t’ai pas appelé: je n’ai pas besoin de ton amitié."
C’était le soir; la nuit commençait à étendre la noirceur de son voile sur la nature. Une belle femme, que je ne faisais que distinguer, étendait aussi sur moi son influence enchanteresse, et me regardait avec compassion; cependant, elle n’osait me parler. Je dis: "Approche-toi de moi, afin que je distingue nettement les traits de ton visage; car, la lumière des étoiles n’est pas assez forte, pour les éclairer à cette distance." Alors, avec une démarche modeste, et les yeux baissés, elle foula l’herbe du gazon, en se dirigeant de mon côté. Dès que je la vis: "Je vois que la bonté et la justice ont fait résidence dans ton coeur: nous ne pourrions pas vivre ensemble. Maintenant, tu admires ma beauté, qui a bouleversé plus d’une; mais, tôt ou tard, tu te repentirais de m’avoir consacré ton amour; car, tu ne connais pas mon âme. Non que je te sois jamais infidèle: celle qui se livre à moi avec tant d’abandon et de confiance, avec autant de confiance et d’abandon, je me livre à elle; mais, mets-le dans ta tête, pour ne jamais l’oublier: les loups et les agneaux ne se regardent pas avec des yeux doux."
Que me fallait-il donc, à moi, qui rejetais, avec tant de dégoût, ce qu’il y avait de plus beau dans l’humanité! "
― Comte de Lautréamont , Les Chants de Maldoror