1
" Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu'il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l’eau le sucre. Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre ; quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant. Écoute bien ce que je te dis : dirige tes talons en arrière et non en avant. "
― Comte de Lautréamont , Les Chants de Maldoror
3
" I find myself nursing keen regret at probably not being able to live long enough to explain properly to you what I do not myself pretend to know. But since it has been proved that by an extraordinary chance I have not yet lost my life since that far-off time when, filled with terror, I began the preceding sentence, I mentally calculate that it will not be useless here to construct the complete avowal of my basic impotence, especially when it is a matter (as at present) of this imposing & inaccessible question. It is, generally speaking, a singular thing that the attractive tendency which induces us to seek out (in order to then express them) the resemblances & differences concealed in the natural properties of the most conflicting objects, & on the surface sometimes the least apt to lend themselves to this kind of sympathetically curious combination, which -upon my word -gracefully add to the style of the writer, who for personal satisfaction requites himself with the impossible & unforgettable appearance of an owl grave until eternity. "
― Comte de Lautréamont , Maldoror and the Complete Works
4
" One should let one's nails grow for a fortnight. O, how sweet it is to drag brutally from his bed a child with no hair on his upper lip and with wide open eyes, make as if to touch his forehead gently with one's hand and run one's fingers through his beautiful hair. Then suddenly, when he is least expecting it, to dig one's long nails into his soft breast, making sure, though, that one does not kill him; for if he died, one would not later be able to contemplate his agonies. Then one drinks his blood as one licks his wounds; and during this time, which ought to last for eternity, the child weeps. "
― Comte de Lautréamont , Maldoror and Poems
7
" The sciences have two extremities which meet. The first is the ignorance in which men find themselves at birth. The second is that attained by great souls. They have surveyed whatever man can know, find that they know all, meet in that same ignorance whence they started. It is a clever ignorance, which knows itself. Those among them who, having emerged from the first ignorance, have been unable to achieve the other & have some smattering of this self-satisfied knowledge, pose as experts. The latter do not disturb people, are no more mistaken in their judgments on everything than others. The masses, the skilled, make up the retinue of a nation. The others, who respect it, are equally respected by it. "
― Comte de Lautréamont , Maldoror and the Complete Works
8
" I was a young, & had deep loves, & my heart would overflow with enthusiasm! And I mingled with the crowd, I mixed with my fellow men, speaking my thought out loud! And they gaped back at me, without understanding. And I withdrew from them, & they said to me: Arrogant one! And from time to time in my solitude, my loves, my repressed enthusiasms broke out into odes, conversation; & my companions laughed and used to point at me as a madman. So I suffered, doubted, cursed, & no one believed me sincere. It’s as if this heart, once so full of strength & love were annihilated. "
― Comte de Lautréamont
13
" Un jour, avec des yeux vitreux, ma mère me dit: « Lorsque tu seras dans ton lit, que tu entendras les aboiements des chiens dans la campagne, cache-toi dans ta couverture, ne tourne pas en dérision ce qu'ils font: ils ont soif insatiable de l'infini, comme toi, comme moi, comme le reste des humains, à la figure pâle et longue. Même, je te permets de te mettre devant la fenêtre pour contempler ce spectacle, qui est assez sublime » Depuis ce temps, je respecte le voeu de la morte. Moi, comme les chiens, j'éprouve le besoin de l'infini... Je ne puis, je ne puis contenter ce besoin! Je suis fils de l'homme et de la femme, d'après ce qu'on m'a dit. Ça m'étonne... je croyais être davantage! Au reste, que m'importe d'où je viens? Moi, si cela avait pu dépendre de ma volonté, j'aurais voulu être plutôt le fils de la femelle du requin, dont la faim est amie des tempêtes, et du tigre, à la cruauté reconnue: je ne serais pas si méchant. Vous, qui me regardez, éloignez-vous de moi, car mon haleine exhale un souffle empoisonné. Nul n'a encore vu les rides vertes de mon front; ni les os en saillie de ma figure maigre, pareils aux arêtes de quelque grand poisson, ou aux rochers couvrant les rivages de la mer, ou aux abruptes montagnes alpestres, que je parcourus souvent, quand j'avais sur ma tête des cheveux d'une autre couleur. Et, quand je rôde autour des habitations des hommes, pendant les nuits orageuses, les yeux ardents, les cheveux flagellés par le vent des tempêtes, isolé comme une pierre au milieu du chemin, je couvre ma face flétrie, avec un morceau de velours, noir comme la suie qui remplit l'intérieur des cheminées : il ne faut pas que les yeux soient témoins de la laideur que l'Etre suprême, avec un sourire de haine puissante, a mise sur moi. "
― Comte de Lautréamont , Les Chants de Maldoror
14
" On doit laisser pousser ses ongles pendant quinze jours. Oh ! Comme il est doux d’arracher brutalement de son lit un enfant qui n’a rien encore sur la lèvre supérieure, et, avec les yeux très ouverts, de faire semblant de passer suavement la main sur son front, en inclinant en arrière ses beaux cheveux! Puis, tout à coup, au moment où il s’y attend le moins, d’enfoncer les ongles longs dans sa poitrine molle, de façon qu’il ne meure pas; car, s’il mourait, on n’aurait pas plus tard l’aspect de ses misères. Ensuite, on boit le sang en léchant les blessures ; et, pendant ce temps, qui devrait durer autant que l’éternité dure, l’enfant pleure. "
― Comte de Lautréamont
17
" Se esfuerza en sonreírme, pero percibo que su rostro lleva el peso de las terribles impresiones que en él ha grabado la reflexión, constantemente inclinada sobre las esfinges que desconciertan, con sesgada mirada, las
grandes angustias de la inteligencia de los mortales.
Viendo la inutilidad de sus manejos, aparta los ojos, tasca su freno terrestre con la baba de la rabia, y mira el horizonte que huye cuando nos acercamos. A mi vez, me esfuerzo por recordarle su dorada juventud, que sólo pide entrar, como una reina, en los palacios de los placeres, pero advierte que mis palabras brotan con dificultad de mi demacrada boca y que los años de mi propia primavera pasaron, tristes y glaciales, como un sueño implacable que pasea, por las mesas de los banquetes y los lechos de raso, donde dormita la pálida sacerdotisa del amor, pagada con la reverberación del oro, las amargas voluptuosidades del desencanto, las pestilentes arrugas de la vejez, los terrores de la soledad y las antorchas del dolor. Viendo la inutilidad de mis manejos, no me
asombra no poder hacerle feliz; el Todopoderoso se
me aparece revestido con sus instrumentos de tortura,
en toda la resplandeciente aureola de su horror. "
― Comte de Lautréamont , Les Chants de Maldoror
18
" Oui, je sens que mon âme est cadenassée dans le verrou de mon corps, et qu’elle ne peut se dégager, pour fuir loin des rivages que frappe la mer humaine, et n’être plus témoin du spectacle de la meute livide des malheurs, poursuivant sans relâche, à travers les fondrières et les gouffres de l’abattement immense, les isards humains. Mais, je ne me plaindrai pas. J’ai reçu la vie comme une blessure, et j’ai défendu au suicide de guérir la cicatrice. Je veux que le Créateur en contemple, à chaque heure de son éternité, la crevasse béante. C’est le châtiment que je lui inflige. "
― Comte de Lautréamont , Les Chants de Maldoror
19
" Maldoror, écoute-moi. Remarque ma figure, calme comme un miroir, et je crois avoir une intelligence égale à la tienne. Un jour, tu m’appelas le soutien de ta vie. Depuis lors, je n’ai pas démenti la confiance que tu m’avais vouée. Je ne suis qu’un simple habitant des roseaux, c’est vrai ; mais, grâce à ton propre contact, ne prenant que ce qu’il y avait de beau en toi, ma raison s’est agrandie, et je puis te parler. Je suis venu vers toi, afin de te retirer de l’abîme. Ceux qui s’intitulent tes amis te regardent, frappés de consternation, chaque fois qu’ils te rencontrent, pâle et voûté, dans les théâtres, dans les places publiques, ou pressant, de deux cuisses nerveuses, ce cheval qui ne galope que pendant la nuit, tandis qu’il porte son maître-fantôme, enveloppé dans un long manteau noir. Abandonne ces pensées, qui rendent ton cœur vide comme un désert ; elles sont plus brûlantes que le feu. Ton esprit est tellement malade que tu ne t’en aperçois pas, et que tu crois être dans ton naturel, chaque fois qu’il sort de ta bouche des paroles insensées, quoique pleines d’une infernale grandeur. Malheureux ! qu’as-tu dit depuis le jour de ta naissance ? Ô triste reste d’une intelligence immortelle, que Dieu avait créée avec tant d’amour ! Tu n’as engendré que des malédictions, plus affreuses que la vue de panthères affamées ! Moi, je préférerais avoir les paupières collées, mon corps manquant des jambes et des bras, avoir assassiné un homme, que ne pas être toi ! Parce que je te hais. Pourquoi avoir ce caractère qui m’étonne ? De quel droit viens-tu sur cette terre, pour tourner en dérision ceux qui l’habitent, épave pourrie, ballottée par le scepticisme ? Si tu ne t’y plais pas, il faut retourner dans les sphères d’où tu viens. Un habitant des cités ne doit pas résider dans les villages, pareil à un étranger. Nous savons que, dans les espaces, il existe des sphères plus spacieuses que la nôtre, et donc les esprits ont une intelligence que nous ne pouvons même pas concevoir. Eh bien, va-t’en !… retire-toi de ce sol mobile !… montre enfin ton essence divine, que tu as cachée jusqu’ici ; et, le plus tôt possible, dirige ton vol ascendant vers la sphère, que nous n’envions point, orgueilleux que tu es ! Car, je ne suis pas parvenu à reconnaître si tu es un homme ou plus qu’un homme ! Adieu donc ; n’espère plus retrouver le crapaud sur ton passage. Tu es la cause de ma mort. Moi, je pars pour l’éternité, afin d’implorer ton pardon ! "
― Comte de Lautréamont
20
" Il y en a qui écrivent pour rechercher les applaudissements humains, au moyen de nobles qualités du coeur que l’imagination invente ou qu’ils peuvent avoir. Moi, je fais servir mon génie à peindre les délices de la cruauté ! Délices non passagères, artificielles ; mais, qui ont commencé avec l’homme, finiront avec lui. Le génie ne peut-il pas s’allier avec la cruauté dans les résolutions secrètes de la Providence ? ou, parce qu’on est cruel, ne peut-on pas avoir du génie ? On en verra la preuve dans mes paroles ; il ne tient qu’à vous de m’écouter, si vous le voulez bien... Pardon, il me semblait que mes cheveux s’étaient dressés sur ma tête ; mais, ce n’est rien, car, avec ma main, je suis parvenu facilement à les remettre dans leur première position. Celui qui chante ne prétend pas que ses cavatines soient une chose inconnue ; au contraire, il se loue de ce que les pensées hautaines et méchantes de son héros soient dans tous les hommes. "
― Comte de Lautréamont , Les Chants de Maldoror