Home > Work > The Normal and the Pathological
41 " On a pu remarquer que Cl. Bernard use indifféremment de deux expressions qui sont variations quantitatives et différences de degré, c’est-à-dire en fait de deux concepts, homogénéité et continuité, du premier implicitement, du second expressément. Or, l’utilisation de l’un ou de l’autre de ces concepts n’entraîne pas les mêmes exigences logiques. Si j’affirme l’homogénéité de deux objets je suis tenu de définir au moins la nature de l’un des deux, ou bien quelque nature commune à l’un et à l’autre. Mais si j’affirme une continuité, je puis seulement intercaler entre des extrêmes, sans les réduire l’un à l’autre, tous les intermédiaires dont j’ai la disposition, par dichotomie d’intervalles progressivement réduits. C'est si vrai que certains auteurs prennent prétexte de la continuité entre la santé et la maladie pour se refuser à définir l'une ou l'autre. Il n'existe pas, disent-ils, d'état normal complet, pas de santé parfaite. Cela peut vouloir dire qu'il n'y a que des malades. Molière et Jules Romains ont montré plaisamment quel genre de iatrocratie peut justifier cette affirmation. Mais cela pourrait aussi bien signifier qu'il n'y a pas de malades, ce qui n'est pas moins absurde. On se demande si en affirmant sérieusement que la santé parfaite n'existe pas et que par suite la maladie ne saurait être définie, des médecins ont soupçonné qu'ils ressusciteraient purement et simplement le problème de l'existence du parfait et l'argument ontologique. "
― Georges Canguilhem , The Normal and the Pathological
42 " Refuser à la technique toute valeur propre en dehors de la connaissance qu'elle réussit à s'incorporer, c'est rendre inintelligible l'allure irrégulière des progrès du savoir et ce dépassement de la science par la puissance que les positivistes ont si souvent constaté en le déplorant. Si la témérité d'une technique, ignorante des obstacles qu'elle rencontrera, n'anticipait constamment sur la prudence de la connaissance codifiée, les problèmes scientifiques, qui sont des étonnements après avoir été des échecs, seraient bien peu nombreux à résoudre. Voilà ce qui reste vrai dans l'empirisme, philosophie de l'aventure intellectuelle, et que méconnaît une méthode expérimentale un peu trop tentée, par réaction, de se rationaliser. "
43 " La santé c'est l'innocence organique. Elle doit être perdue, comme toute innocence, pour qu'une connaissance soit possible. Il en est de la physiologie comme de toute science, selon Aristote, elle procède de l'étonnement. Mais l'étonnement proprement vital c'est l'angoisse suscitée par la maladie. "
44 " La vie n'est donc pas pour le vivant une déduction monotone, un mouvement rectiligne, elle ignore la rigidité géométrique, elle est débat ou explication (ce que Goldstein appelle Auseinandersetzung) avec un milieu où il y a des fuites, des trous, des dérobades et des résistances inattendues. Répétons-le encore une fois. Nous ne faisons pas profession – aussi bien portée aujourd'hui – d'indéterminisme. Nous soutenons que la vie d'un vivant, fût-ce d'une amibe, ne reconnaît les catégories de santé et de maladie que sur le plan de l'expérience, qui est d'abord épreuve au sens affectif du terme, et non sur le plan de la science. La science explique l'expérience, mais elle ne l'annule pas pour autant. "
45 " Chercher la maladie au niveau de la cellule c'est confondre le plan de la vie concrète où la polarité biologique fait la différence de la santé et de la maladie et le plan de la science abstraite où le problème reçoit une solution. Nous ne voulons pas dire qu'une cellule ne peut pas être malade, si par cellule on entend un tout vivant, mais nous voulons dire que la maladie d'un vivant ne loge pas dans des parties de l'organisme. "
46 " Le souci morbide d'éviter les situations éventuellement génératrices de réactions catastrophiques exprime l'instinct de conservation. Cet instinct n'est pas, selon Goldstein, la loi générale de la vie, mais la loi d'une vie rétractée. L'organisme sain cherche moins à se maintenir dans son état et son milieu présents qu'à réaliser sa nature. Or cela exige que cet organisme, en affrontant des risques, accepte l'éventualité de réactions catastrophiques. L'homme sain ne se dérobe pas devant les problèmes que lui posent les bouleversements parfois subits de ses habitudes, même physiologiquement parlant ; il mesure sa santé à sa capacité de surmonter les crises organiques pour instaurer un nouvel ordre. "