Home > Work > L'individualisme et les intellectuels
1 " Et, en effet, une fois qu'on a cessé de confondre l'individualisme avec son contraire, c'est-à-dire avec l'utilitarisme, toutes ces prétendues contradictions s'évanouissent comme par enchantement. Cette religion de l'humanité a tout ce qu'il faut pour parler à ses fidèles sur un ton non moins impératif que les religions qu'elle remplace. Bien loin qu'elle se borne à flatter nos instincts, elle nous assigne un idéal qui dépasse infiniment la nature ; car nous ne sommes pas naturellement cette sage et pure raison qui, dégagée de tout mobile personnel, légiférerait dans l'abstrait sur sa propre conduite. Sans doute, si la dignité de l'individu lui venait de ses caractères individuels, des particularités qui le distinguent d'autrui, on pourrait craindre qu'elle ne l'enfermât dans une sorte d'égoïsme moral qui rendrait impossible toute solidarité. Mais, en réalité, il la reçoit d'une source plus haute et qui lui est commune avec tous les hommes. S'il a droit à ce respect religieux, c'est qu'il a en lui quelque chose de l'humanité. C'est l'humanité qui est respectable et sacrée ; or elle n'est pas toute en lui. Elle est répandue chez tous ses semblables ; par suite, il ne peut la prendre pour fin de sa conduite sans être obligé de sortir de soi-même et de se répandre au-dehors. Le culte dont il est, à la fois, et l'objet et l'agent, ne s'adresse pas à l'être particulier qu'il est et qui porte son nom, mais à la personne humaine, où qu'elle se rencontre, sous quelque forme qu'elle s'incarne. Impersonnelle et anonyme, une telle fin plane donc bien au-dessus de toutes les consciences particulières et peut ainsi leur servir de centre de ralliement. Le fait qu'elle ne nous est pas étrangère (par cela seul qu'elle est humaine) n'empêche pas qu'elle ne nous domine. Or, tout ce qu'il faut aux sociétés pour être cohérentes, c'est que leurs membres aient les yeux fixés sur un même but, se rencontrent dans une même foi, mais il n'est nullement nécessaire que l'objet de cette foi commune ne se rattache par aucun lien aux natures individuelles. En définitive, l'individualisme ainsi entendu, c'est la glorification, non du moi, mais de l'individu en général. Il a pour ressort, non l'égoïsme, mais la sympathie pour tout ce qui est homme, une pitié plus large pour toutes les douleurs, pour toutes les misères humaines, un plus ardent besoin de les combattre et de les adoucir, une plus grande soif de justice. N'y a-t-il pas là de quoi faire communier toutes les bonnes volontés. Sans doute, il peut arriver que l'individualisme soit pratiqué dans un tout autre esprit. Certains l'utilisent pour leurs fins personnelles, l'emploient comme un moyen pour couvrir leur égoïsme et se dérober plus aisément à leurs devoirs envers la société. Mais cette exploitation abusive de l'individualisme ne prouve rien contre lui, de même que les mensonges utilitaires de l'hypocrisie religieuse ne prouvent rien contre la religion. "
― Émile Durkheim , L'individualisme et les intellectuels
2 " Et, en effet, une fois qu'on a cessé de confondre l'individualisme avec son contraire, c'est-à-dire avec l'utilitarisme, toutes ces prétendues contradictions s'évanouissent comme par enchantement. Cette religion de l'humanité a tout ce qu'il faut pour parler à ses fidèles sur un ton non moins impératif que les religions qu'elle remplace. Bien loin qu'elle se borne à flatter nos instincts, elle nous assigne un idéal qui dépasse infiniment la nature ; car nous ne sommes pas naturellement cette sage et pure raison qui, dégagée de tout mobile personnel, légiférerait dans l'abstrait sur sa propre conduite. Sans doute, si la dignité de l'individu lui venait de ses caractères individuels, des particularités qui le distinguent d'autrui, on pourrait craindre qu'elle ne l'enfermât dans une sorte d'égoïsme moral qui rendrait impossible toute solidarité. Mais, en réalité, il la reçoit d'une source plus haute et qui lui est commune avec tous les hommes. S'il a droit à ce respect religieux, c'est qu'il a en lui quelque chose de l'humanité. C'est l'humanité qui est respectable et sacrée ; or elle n'est pas toute en lui. Elle est répandue chez tous ses semblables ; par suite, il ne peut la prendre pour fin de sa conduite sans être obligé de sortir de soi-même et de se répandre au-dehors. Le culte dont il est, à la fois, et l'objet et l'agent, ne s'adresse pas à l'être particulier qu'il est et qui porte son nom, mais à la personne humaine, où qu'elle se rencontre, sous quelque forme qu'elle s'incarne. Impersonnelle et anonyme, une telle fin plane donc bien au-dessus de toutes les consciences particulières et peut ainsi leur servir de centre de ralliement. Le fait qu'elle ne nous est pas étrangère (par cela seul qu'elle est humaine) n'empêche pas qu'elle ne nous domine. Or, tout ce qu'il faut aux sociétés pour être cohérentes, c'est que leurs membres aient les yeux fixés sur un même but, se rencontrent dans une même foi, mais il n'est nullement nécessaire que l'objet de cette foi commune ne se rattache par aucun lien aux natures individuelles. En définitive, l'individualisme ainsi entendu, c'est la glorification, non du moi, mais de l'individu en général. Il a pour ressort, non l'égoïsme, mais la sympathie pour tout ce qui est homme, une pitié plus large pour toutes les douleurs, pour toutes les misères humaines, un plus ardent besoin de les combattre et de les adoucir, une plus grande soif de justice. N'y a-t-il pas là de quoi faire communier toutes les bonnes volontés. Sans doute, il peut arriver que l'individualisme soit pratiqué dans un tout autre esprit. Certains l'utilisent pour leurs fins personnelles, l'emploient comme un moyen pour couvrir leur égoïsme et se dérober plus aisément à leurs devoirs envers la société. Mais cette exploitation abusive de l'individualisme ne prouve rien contre lui, de même que les mensonges utilitaires de l'hypocrisie religieuse ne prouvent rien contre la religion. "