21
" Je ris, Caesonia, quand je pense que, pendant des années, Rome tout entière a évité de prononcer le nom de Drusilla. Car Rome s'est trompée pendant des années. L'amour ne m'est pas suffisant, c'est cela que j'ai compris alors. C'est cela que je comprends aujourd'hui encore, en te regardant. Aimer un être, c'est accepter de vieillir avec lui. Je ne suis pas capable de cet amour. Drusilla vieille, c'était bien pis que Drusilla morte. On croit qu'un homme souffre parce que l'être qu'il aime meurt en un jour. Mais sa vraie souffrance est moins futile : c'est de s'apercevoir que le chagrin non plus ne dure pas. Même la douleur est privée de sens.
Tu vois, je n'avais pas d'excuses, pas même l'ombre d'un amour, ni l'amertume de la mélancolie. Je suis sans alibi. Mais aujourd'hui, me voilà encore plus libre qu'il y a des an-nées, libéré que je suis du souvenir et de l'illusion. (Il rit d'une façon passionnée.) Je sais que rien ne dure ! Savoir cela ! Nous sommes deux ou trois dans l'histoire à en avoir fait vraiment l'expérience, accompli ce bonheur dément. Ceasonia, tu as suivi jusqu'au bout une bien curieuse tragédie. Il est temps que pour toi le rideau se baisse. "
― Albert Camus , Caligula
25
" Sois-en sûre, Caesonia. Sans elle, j'eusse été un homme satisfait. Grâce à elle, j'ai conquis la divine clairvoyance du solitaire. (Il s'exalte de plus en plus, étranglant peu à peu Caesonia qui se laisse aller sans résistance, les mains un peu offertes en avant. Il lui parle, penché sur son oreille.) Je vis, je tue, j'exerce le pouvoir délirant du destructeur, auprès de quoi celui du créateur paraît une singerie. C'est cela, être heureux. C'est cela le bonheur, cette insupportable déli-vrance, cet universel mépris, le sang, la haine autour de moi, cet isolement non pareil de l'homme qui tient toute sa vie sous son regard, la joie démesurée de l'assassin impuni, cet-te logique implacable qui broie des vies humaines (il rit), qui te broie, Caesonia, pour parfaire enfin la solitude éternelle que je désire. "
― Albert Camus , Caligula
33
" Non, car cela est secondaire. Mais il met son pouvoir au service d'une passion plus haute et plus mortelle, il nous me-nace dans ce que nous avons de plus profond. Sans doute, ce n'est pas la première fois que, chez nous, un homme dis. po-se d'un pouvoir sans limites, mais c'est la première fois qu'il s'en sert sans limites, jusqu'à nier l'homme et le monde. Voilà ce qui m'effraye en lui et que je veux combattre. Perdre la vie est peu de chose et j'aurai ce courage quand il le faudra. Mais voir se dissiper le sens de cette vie, disparaî-tre notre raison d'exister, voilà ce qui est insupportable. On ne peut vivre sans raison. "
― Albert Camus , Caligula
35
" Ce vernis ne vaut rien. Mais pour en revenir à la lune, c'était pendant une belle nuit d'août. (Hélicon se détourneavec dépit et se tait, immobile.) Elle a fait quelques façons. J'étais déjà couché. Elle était d'abord toute sanglante, au-dessus de l'horizon. Puis elle a commencé à monter, de plus en plus légère, avec une rapidité croissante. Plus elle mon-tait, plus elle devenait claire. Elle est devenue comme un lac d'eau laiteuse au milieu de cette nuit pleine de froissements d'étoiles. Elle est arrivée alors dans la chaleur, douce, légè-re et nue. Elle a franchi le seuil de la chambre et avec sa lenteur sûre, est arrivée jusqu'à mon lit, s'y est coulée et m'a inondé de ses sourires et de son éclat. - Décidément, ce vernis ne vaut rien. Mais tu vois, Hélicon, je puis dire sans me vanter que je l'ai eue. "
― Albert Camus , Caligula
36
" Te voilà bien fier, hein ? Oui, je sers un fou, Mais toi, qui sers-tu ? La vertu ? je vais te dire ce que j'en pense. Je suis né esclave. Alors, l'air de la vertu, honnête homme, je l'ai d'abord dansé sous le fouet. Caïus, lui, ne m'a pas fait de discours. Il m'a affranchi et pris dans son palais. C'est ainsi que j'ai pu vous regarder, vous les vertueux. Et j'ai vit que vous aviez sale mine et pauvre odeur, l'odeur fade de ceux qui n'ont jamais rien souffert ni risqué. J'ai vu les dra-pés nobles, mais l'usure au coeur, le visage avare, la main fuyante. Vous, des juges ? Vous qui tenez boutique de vertu, qui rêvez de sécurité comme la jeune fille rêve d'amour, quiallez pourtant mourir dans l'effroi sans même savoir que vous avez menti toute votre vie, vous vous mêleriez de juger celui qui a souffert sans compter, et qui saigne tous les jours de mille nouvelles blessures ? Vous me frapperez avant, sois-en sûr ! Méprise l'esclave, Cherea ! Il est au-dessus de ta vertu puisqu'il peut encore aimer ce maître mi-sérable qu'il défendra contre vos nobles mensonges, vos bouches parjures... "
― Albert Camus , Caligula
39
" Caligula! Toi aussi, toi aussi, tu es coupable. Alors, n'est-ce pas, un peu plus, un peu moins! Mais qui oserait me condamner dans ce monde sans juge, où personne n'est innocent! (Avec tout l'accent de la détresse, se pressant contre le miroir.) Tu le vois bien, Hélicon n'est pas venu. Je n'aurai pas la lune. Mais qu'il est amer d'avoir raison et de devoir aller jusqu'à la consommation. Car j'ai peur de la consommation. Des bruits d'armes! C'est l'innocence qui prépare son triomphe. Que ne suis-je à leur place! J'ai peur. Quel dé-goût, après avoir méprisé les autres, de se sentir la même lâcheté dans l'âme. Mais cela ne fait rien. La peur non plus ne dure pas. Je vais retrouver ce grand vide où le coeur s'apaise.
Tout a l'air si compliqué. Tout est si simple pourtant. Si j'avais eu la lune, si l'amour suffisait, tout serait changé. Mais où étancher cette soif ? Quel coeur, quel dieu auraient pour moi la profondeur d'un lac ? (S'agenouillant et pleu-rant.) Rien dans ce monde, ni dans l'autre, qui soit à ma me-sure. Je sais pourtant, et tu le sais aussi (il tend les mains vers le miroir en pleurant), qu'il suffirait que l'impossible soit. L'impossible! Je l'ai cherché aux limites du monde, aux confins de moi-même. J'ai tendu mes mains (criant), je tends mes mains et c'est toi que je rencontre, toujours toi en face de moi, et je suis pour toi plein de haine. Je n'ai pas pris la voie qu'il fallait, je n'aboutis à rien. Ma liberté n'est pas la bonne. Hélicon! Hélicon! Rien! rien encore. Oh, cette nuit est lourde! Hélicon ne viendra pas: nous serons coupa-bles à jamais! Cette nuit est lourde comme la douleur hu-maine. "
― Albert Camus , Caligula