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L'Art d'être grand-père QUOTES

6 " IV
-Oh ! comme ils sont goulus ! dit la mère parfois. Il faut leur donner tout, les cerises des bois, Les pommes du verger, les gâteaux de la table; S'ils entendent la voix des vaches dans l'étable Du lait ! vite ! et leurs cris sont comme une forêt De Bondy quand un sac de bonbons apparaît. Les voilà maintenant qui réclament la lune ! Pourquoi pas ? Le néant des géants m'importune; Moi j'admire, ébloui, la grandeur des petits. Ah ! l'âme des enfants a de forts appétits, Certes, et je suis pensif devant cette gourmande Qui voit un univers dans l'ombre, et le demande. La lune ! Pourquoi pas ? vous dis-je. Eh bien, après ? Pardieu ! si je l'avais, je la leur donnerais. C'est vrai, sans trop savoir ce qu'ils en pourraient faire, Oui, je leur donnerais, lune, ta sombre sphère, Ton ciel, d'où Swedenborg n'est jamais revenu, Ton énigme, ton puits sans fond, ton inconnu ! Oui, je leur donnerais, en disant: Soyez sages ! Ton masque obscur qui fait le guet dans les nuages, Tes cratères tordus par de noirs aquilons, Tes solitudes d'ombre et d'oubli, tes vallons, Peut-être heureux, peut-être affreux, édens ou bagnes, Lune, et la vision de tes pâles montagnes. Oui, je crois qu'après tout, des enfants à genoux Sauraient mieux se servir de la lune que nous; Ils y mettraient leurs voeux, leur espoir, leur prière; Ils laisseraient mener par cette aventurière Leurs petits coeurs pensifs vers le grand Dieu profond. La nuit, quand l'enfant dort, quand ses rêves s'en vont, Certes, ils vont plus loin et plus haut que les nôtres. Je crois aux enfants comme on croyait aux apôtres; Et quand je vois ces chers petits êtres sans fiel Et sans peur, désirer quelque chose du ciel, Je le leur donnerais, si je l'avais. La sphère Que l'enfant veut, doit être à lui, s'il la préfère. D'ailleurs, n'avez-vous rien au delà de vos droits ? Oh ! je voudrais bien voir, par exemple, les rois S'étonner que des nains puissent avoir un monde ! Oui, je vous donnerais, anges à tête blonde, Si je pouvais, à vous qui régnez par l'amour, Ces univers baignés d'un mystérieux jour, Conduits par des esprits que l'ombre a pour ministres, Et l'énorme rondeur des planètes sinistres. Pourquoi pas  ? Je me fie à vous, car je vous vois, Et jamais vous n'avez fait de mal. Oui, parfois, En songeant à quel point c'est grand, l'âme innocente, Quand ma pensée au fond de l'infini s'absente, Je me dis, dans l'extase et dans l'effroi sacré, Que peut-être, là-haut, il est, dans l'Ignoré, Un dieu supérieur aux dieux que nous rêvâmes, Capable de donner des astres à des âmes. "

Victor Hugo , L'Art d'être grand-père

8 " JEANNE ENDORMIE. - III Jeanne dort; elle laisse, ô pauvre ange banni, Sa douce petite âme aller dans l'infini; Ainsi le passereau fuit dans la cerisaie; Elle regarde ailleurs que sur terre, elle essaie, Hélas, avant de boire à nos coupes de fiel, De renouer un peu dans l'ombre avec le ciel. Apaisement sacré ! ses cheveux, son haleine, Son teint, plus transparent qu'une aile de phalène, Ses gestes indistincts, son calme, c'est exquis. Le vieux grand-père, esclave heureux, pays conquis, La contemple. Cet être est ici-bas le moindre Et le plus grand; on voit sur cette bouche poindre Un rire vague et pur qui vient on ne sait d'où; Comme elle est belle ! Elle a des plis de graisse au cou; On la respire ainsi qu'un parfum d'asphodèle; Une poupée aux yeux étonnés est près d'elle, Et l'enfant par moments la presse sur son coeur. Figurez-vous cet ange obscur, tremblant, vainqueur, L'espérance étoilée autour de ce visage, Ce pied nu, ce sommeil d'une grâce en bas âge. Oh ! quel profond sourire, et compris de lui seul, Elle rapportera de l'ombre à son aïeul ! Car l'âme de l'enfant, pas encor dédorée, Semble être une lueur du lointain empyrée, Et l'attendrissement des vieillards, c'est de voir Que le matin veut bien se mêler à leur soir. Ne la réveillez pas. Cela dort, une rose. Jeanne au fond du sommeil médite et se compose Je ne sais quoi de plus céleste que le ciel. De lys en lys, de rêve en rêve, on fait son miel, Et l'âme de l'enfant travaille, humble et vermeille, Dans les songes ainsi que dans les fleurs l'abeille. "

Victor Hugo , L'Art d'être grand-père

9 " LE SYLLABUS Tout en mangeant d'un air effaré vos oranges, Vous semblez aujourd'hui, mes tremblants petits anges, Me redouter un peu; Pourquoi ? c'est ma bonté qu'il faut toujours attendre, Jeanne, et c'est le devoir de l'aïeul d'être tendre Et du ciel d'être bleu. N'ayez pas peur. C'est vrai, j'ai l'air fâché, je gronde, Non contre vous. Hélas, enfants, dans ce vil monde, Le prêtre hait et ment; Et, voyez-vous, j'entends jusqu'en nos verts asiles Un sombre brouhaha de choses imbéciles Qui passe en ce moment. Les prêtres font de l'ombre. Ah ! je veux m'y soustraire. La plaine resplendit; viens, Jeanne, avec ton frère, Viens, George, avec ta soeur; Un rayon sort du lac, l'aube est dans la chaumière; Ce qui monte de tout vers Dieu, c'est la lumière; Et d'eux, c'est la noirceur. J'aime une petitesse et je déteste l'autre; Je hais leur bégaiement et j'adore le vôtre; Enfants, quand vous parlez, Je me penche, écoutant ce que dit l'âme pure, Et je crois entrevoir une vague ouverture Des grands cieux étoilés. Car vous étiez hier, ô doux parleurs étranges, Les interlocuteurs des astres et des anges; En vous rien n'est mauvais; Vous m'apportez, à moi sur qui gronde la nue, On ne sait quel rayon de l'aurore inconnue; Vous en venez, j'y vais. Ce que vous dites sort du firmament austère; Quelque chose de plus que l'homme et que la terre Est dans vos jeunes yeux; Et votre voix où rien n'insulte, où rien ne blâme, Où rien ne mord, s'ajoute au vaste épithalame Des bois mystérieux. Ce doux balbutiement me plaît, je le préfère; Car j'y sens l'idéal; j'ai l'air de ne rien faire Dans les fauves forêts. Et pourtant Dieu sait bien que tout le jour j'écoute L'eau tomber d'un plafond de rochers goutte à goutte Au fond des antres frais. Ce qu'on appelle mort et ce qu'on nomme vie Parle la même langue à l'âme inassouvie; En bas nous étouffons; Mais rêver, c'est planer dans les apothéoses, C'est comprendre; et les nids disent les mêmes choses Que les tombeaux profonds. Les prêtres vont criant: Anathème ! anathème ! Mais la nature dit de toutes parts: Je t'aime ! Venez, enfants; le jour Est partout, et partout on voit la joie éclore; Et l'infini n'a pas plus d'azur et d'aurore Que l'âme n'a d'amour. J'ai fait la grosse voix contre ces noirs pygmées; Mais ne me craignez pas; les fleurs sont embaumées, Les bois sont triomphants; Le printemps est la fête immense, et nous en sommes; Venez, j'ai quelquefois fait peur aux petits hommes, Non aux petits enfants. "

Victor Hugo , L'Art d'être grand-père

12 " JEANNE ENDORMIE. -- I LA SIESTE Elle fait au milieu du jour son petit somme; Car l'enfant a besoin du rêve plus que l'homme, Cette terre est si laide alors qu'on vient du ciel ! L'enfant cherche à revoir Chérubin, Ariel, Ses camarades, Puck, Titania, les fées, Et ses mains quand il dort sont par Dieu réchauffées. Oh ! comme nous serions surpris si nous voyions, Au fond de ce sommeil sacré, plein de rayons, Ces paradis ouverts dans l'ombre, et ces passages D'étoiles qui font signe aux enfants d'être sages, Ces apparitions, ces éblouissements ! Donc, à l'heure où les feux du soleil sont calmants, Quand toute la nature écoute et se recueille, Vers midi, quand les nids se taisent, quand la feuille La plus tremblante oublie un instant de frémir, Jeanne a cette habitude aimable de dormir; Et la mère un moment respire et se repose, Car on se lasse, même à servir une rose. Ses beaux petits pieds nus dont le pas est peu sûr Dorment; et son berceau, qu'entoure un vague azur Ainsi qu'une auréole entoure une immortelle, Semble un nuage fait avec de la dentelle; On croit, en la voyant dans ce frais berceau-là, Voir une lueur rose au fond d'un falbala; On la contemple, on rit, on sent fuir la tristesse, Et c'est un astre, ayant de plus la petitesse; L'ombre, amoureuse d'elle, a l'air de l'adorer; Le vent retient son souffle et n'ose respirer. Soudain, dans l'humble et chaste alcôve maternelle, Versant tout le matin qu'elle a dans sa prunelle, Elle ouvre la paupière, étend un bras charmant, Agite un pied, puis l'autre, et, si divinement Que des fronts dans l'azur se penchent pour l'entendre, Elle gazouille...-Alors, de sa voix la plus tendre, Couvrant des yeux l'enfant que Dieu fait rayonner, Cherchant le plus doux nom qu'elle puisse donner À sa joie, à son ange en fleur, à sa chimère: -Te voilà réveillée, horreur ! lui dit sa mère. "

Victor Hugo , L'Art d'être grand-père