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" Il regarde les gens autour de lui, écoute leurs conversations, suppute, pour chacun, ses chances d’échapper à sa condition présente. Les clochards, les vrais, c’est râpé. Les employés, les secrétaires, qui viennent à l’heure du déjeuner manger un sandwich sur un banc, ils auront de l’avancement mais n’iront pas bien loin, d’ailleurs ils n’imaginent même pas d’aller bien loin. Les deux jeunes types à têtes d’intellectuels qui discutent et couvrent d’annotations, avec l’air de se prendre très au sérieux, les feuillets dactylographiés de ce qui doit être un scénario : ils doivent y croire, à leurs dialogues à la con, à leurs personnages à la con, et peut-être qu’ils ont raison d’y croire, peut-être qu’ils y arriveront, peut-être qu’ils connaîtront Hollywood, les piscines, les starlettes, et la cérémonie des Oscars. La tribu de Portoricains, en revanche, qui déploie sur la pelouse tout un campement de couvertures, de transistors, de bébés, de thermos... : ceux-là, on peut être sûr qu’ils resteront où ils sont. Encore que... qui sait? Peut-être que leur bébé braillard, à la couche pleine de merde, fera grâce à leurs sacrifices de formidables études et deviendra prix Nobel de médecine ou secrétaire général de l’ONU. Et lui, Édouard, avec son jean blanc et ses idées noires, que va-t-il devenir? "

Emmanuel Carrère


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Emmanuel Carrère quote : Il regarde les gens autour de lui, écoute leurs conversations, suppute, pour chacun, ses chances d’échapper à sa condition présente. Les clochards, les vrais, c’est râpé. Les employés, les secrétaires, qui viennent à l’heure du déjeuner manger un sandwich sur un banc, ils auront de l’avancement mais n’iront pas bien loin, d’ailleurs ils n’imaginent même pas d’aller bien loin. Les deux jeunes types à têtes d’intellectuels qui discutent et couvrent d’annotations, avec l’air de se prendre très au sérieux, les feuillets dactylographiés de ce qui doit être un scénario : ils doivent y croire, à leurs dialogues à la con, à leurs personnages à la con, et peut-être qu’ils ont raison d’y croire, peut-être qu’ils y arriveront, peut-être qu’ils connaîtront Hollywood, les piscines, les starlettes, et la cérémonie des Oscars. La tribu de Portoricains, en revanche, qui déploie sur la pelouse tout un campement de couvertures, de transistors, de bébés, de thermos... : ceux-là, on peut être sûr qu’ils resteront où ils sont. Encore que... qui sait? Peut-être que leur bébé braillard, à la couche pleine de merde, fera grâce à leurs sacrifices de formidables études et deviendra prix Nobel de médecine ou secrétaire général de l’ONU. Et lui, Édouard, avec son jean blanc et ses idées noires, que va-t-il devenir?