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" Père prend les deux planches sous les bras, il avance, il pose une des planches contre la barrière, il grimpe. Nous nous couchons à plat ventre derrière le grand arbre, nous bouchons nos oreilles avec nos mains, nous ouvrons la bouche. Il y a une explosion. Nous courons jusqu'aux barbelés avec les deux autres planches et le sac de toile. Notre Père est couché près de la seconde barrière. Oui, il y a un moyen de traverser la frontière: c'est de faire passer quelqu'un devant soi. Prenant le sac de toile, marchant dans les traces de pas, puis sur le corps inerte de notre Père, l'un de nous s'en va dans l'autre pays.
***
Nous sommes nus. Nous nous frappons l'un l'autre avec une ceinture. Nous disons à chaque coup:
– Ça ne fait pas mal.
Nous frappons plus fort, de plus en plus fort. Nous passons nos mains au-dessus d'une flamme. Nous entaillons notre cuisse, notre bras, notre poitrine avec un couteau et nous versons de l'alcool sur nos blessures. Nous disons chaque fois:
– Ça ne fait pas mal.
Au bout d'un certain temps, nous ne sentons effectivement plus rien. C'est quelqu'un d'autre qui a mal, c'est quelqu'un d'autre qui se brûle, qui se coupe, qui souffre. Nous ne pleurons plus.
***
Nous entrons dans le camp. Il est vide. Il n'y a personne nulle part. Certains bâtiments continuent à se consumer. La puanteur est insupportable. Nous nous bouchons le nez et nous avançons tout de même. Une barrière de fils de fer barbelés nous arrête. Nous montons sur un mirador. Nous voyons une grande place sur laquelle se dressent quatre grands bûchers noirs. Nous repérons une ouverture, une brèche dans la barrière. Nous descendons du mirador, nous trouvons l'entrée. C'èst une grande porte en fer, ouverte. Au-dessus, il est écrit en langue étrangère: «Camp de transit.» Nous entrons.
Les bûchers noirs que nous avons vus d'en haut, ce sont des cadavres calcinés. Certains ont très bien brûlé, il ne reste que des os. D'autres sont à peine noircis. Il y en a beaucoup. Des grands et des petits. Des adultes et des enfants. Nous pensons qu'on les a tués d'abord, puis entassés et àrrosés d'essence pour y mettre le feu. Nous vomissons. Nous sortons du camp en courant. Nous rentrons. "

Ágota Kristóf , الدفتر الكبير


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Ágota Kristóf quote : Père prend les deux planches sous les bras, il avance, il pose une des planches contre la barrière, il grimpe. Nous nous couchons à plat ventre derrière le grand arbre, nous bouchons nos oreilles avec nos mains, nous ouvrons la bouche. Il y a une explosion. Nous courons jusqu'aux barbelés avec les deux autres planches et le sac de toile. Notre Père est couché près de la seconde barrière. Oui, il y a un moyen de traverser la frontière: c'est de faire passer quelqu'un devant soi. Prenant le sac de toile, marchant dans les traces de pas, puis sur le corps inerte de notre Père, l'un de nous s'en va dans l'autre pays.<br />***<br />Nous sommes nus. Nous nous frappons l'un l'autre avec une ceinture. Nous disons à chaque coup:<br />– Ça ne fait pas mal.<br />Nous frappons plus fort, de plus en plus fort. Nous passons nos mains au-dessus d'une flamme. Nous entaillons notre cuisse, notre bras, notre poitrine avec un couteau et nous versons de l'alcool sur nos blessures. Nous disons chaque fois:<br />– Ça ne fait pas mal.<br />Au bout d'un certain temps, nous ne sentons effectivement plus rien. C'est quelqu'un d'autre qui a mal, c'est quelqu'un d'autre qui se brûle, qui se coupe, qui souffre. Nous ne pleurons plus.<br />***<br />Nous entrons dans le camp. Il est vide. Il n'y a personne nulle part. Certains bâtiments continuent à se consumer. La puanteur est insupportable. Nous nous bouchons le nez et nous avançons tout de même. Une barrière de fils de fer barbelés nous arrête. Nous montons sur un mirador. Nous voyons une grande place sur laquelle se dressent quatre grands bûchers noirs. Nous repérons une ouverture, une brèche dans la barrière. Nous descendons du mirador, nous trouvons l'entrée. C'èst une grande porte en fer, ouverte. Au-dessus, il est écrit en langue étrangère: «Camp de transit.» Nous entrons.<br />Les bûchers noirs que nous avons vus d'en haut, ce sont des cadavres calcinés. Certains ont très bien brûlé, il ne reste que des os. D'autres sont à peine noircis. Il y en a beaucoup. Des grands et des petits. Des adultes et des enfants. Nous pensons qu'on les a tués d'abord, puis entassés et àrrosés d'essence pour y mettre le feu. Nous vomissons. Nous sortons du camp en courant. Nous rentrons.