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" Moi, le clandestin, je leur rappelle cela. Le vide. Le hasard qui les fonde. A tous. C’est pour ça qu’ils me haïssent. Parce que je rode dans leurs villes, parce que je squatte leurs bâtiments désaffectés, parce que j’accepte le travail qu’ils refusent, je leur dis, aux Européens, que j’aimerais être à leur place, que les privilèges que le sort aveugle leur a donnés, je voudrais les acquérir : en face de moi, ils réalisent qu’ils ont de la chance, qu’ils ont tiré un bon numéro, que le couperet fatal leur est passé au ras des fesses, et se souvenir de cette première et constitutive fragilité les glace, les paralyse. Car les hommes tentent, pour oublier le vide, de se donner de la consistance, de croire qu’ils appartiennent pour des raisons profondes, immuables, à une langue, une nation, une région, une race, une histoire, une morale, une histoire, une idéologie, une religion. Or malgré ces maquillages, chaque fois que l’homme s’analyse, ou chaque fois qu’un clandestin s’approche de lui, les illusions s’effacent, il aperçoit le vide : il aurait pu ne pas être ainsi, ne pas être italien, ne pas être chrétien, ne pas… Les identités qu’il cumule et qui lui accordent de la densité, il sait au fond de lui qu’il s’est borné à les recevoir, puis à les transmettre. Il n’est que le sable qu’on a versé en lui ; de lui-même, il n’est rien. "

Éric-Emmanuel Schmitt , Ulysse From Bagdad


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Éric-Emmanuel Schmitt quote : Moi, le clandestin, je leur rappelle cela. Le vide. Le hasard qui les fonde. A tous. C’est pour ça qu’ils me haïssent. Parce que je rode dans leurs villes, parce que je squatte leurs bâtiments désaffectés, parce que j’accepte le travail qu’ils refusent, je leur dis, aux Européens, que j’aimerais être à leur place, que les privilèges que le sort aveugle leur a donnés, je voudrais les acquérir : en face de moi, ils réalisent qu’ils ont de la chance, qu’ils ont tiré un bon numéro, que le couperet fatal leur est passé au ras des fesses, et se souvenir de cette première et constitutive fragilité les glace, les paralyse. Car les hommes tentent, pour oublier le vide, de se donner de la consistance, de croire qu’ils appartiennent pour des raisons profondes, immuables, à une langue, une nation, une région, une race, une histoire, une morale, une histoire, une idéologie, une religion. Or malgré ces maquillages, chaque fois que l’homme s’analyse, ou chaque fois qu’un clandestin s’approche de lui, les illusions s’effacent, il aperçoit le vide : il aurait pu ne pas être ainsi, ne pas être italien, ne pas être chrétien, ne pas… Les identités qu’il cumule et qui lui accordent de la densité, il sait au fond de lui qu’il s’est borné à les recevoir, puis à les transmettre. Il n’est que le sable qu’on a versé en lui ; de lui-même, il n’est rien.