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" Le mariage, Jacopo, est un contrat absurde qui humilie à la fois l'homme et la femme. Pour moi, si on rencontre un homme qui vous plaît, on l'aime jusqu'à ce que, eh bien, tant que ça dure… Et puis on se laisse, si possible, en bons amis. Oh, Jacopo, parler avec toi est une fontaine d'intuitions pour ta putain de mère ! Tu sais que m'est venue une idée sur l'amour ?
- Quelle idée, maman, dis-moi ?
- Si tu étais obligé de rester toujours seul en ta propre compagnie, comment t'en trouverais-tu ?
- Oh là, je préfère ne pas y penser ! Je deviendrais fou, je m'ennuierais.
- Voilà ! Je crois que, à part l'attraction des sens qui est une chose encore plus obscure que tout ce qu'on a pu en dire… Schopenhauer, aussi…
- Ah oui, que dit-il ?
- Tu verras toi-même, je n'ai pas envie d'en parler maintenant… À part… non ! pas à part, parce que les sens suivant l'intelligence et inversement, il me semble qu'on tombe amoureux parce qu'avec le temps on se lasse de soi-même et on veut entrer en un autre. Mais pas pour cette idée magnifique mais trop fatale de la pomme de Platon, tu sais, non ?
- Oui, oui.
- On veut entrer en un "autre" inconnu pour le connaître, le faire sien, comme un livre, un paysage. Et puis, quand on l'a absorbé, qu'on s'est nourri de lui jusqu'à ce qu'il soit devenu une part de nous-même, on recommence à s'ennuyer. Tu lirais toujours le même livre, toi ? (p. 479) "
― Goliarda Sapienza , L'arte della gioia
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" Voilà comment commence la division. Selon elles, Bambolina, à cinq ans seulement, devrait déjà bouger différemment, rester bien sage, les yeux baissés, pour cultiver en elle la demoiselle de demain. Comme au couvent, lois, prisons, histoire édifiée par les hommes. Mais c'est la femme qui a accepté de tenir les clefs, gardienne inflexible de la parole de l'homme. Au couvent, Modesta a détesté ses géôlières d'une haine d'esclave, haine humiliante mais nécessaire. Aujourd'hui, c'est avec détachement et assurance qu'elle défend Bambolina des garçons et des femmes, elle ne tient qu'à elle, en cette enfant elle se défend elle-même, elle défend son passé, la fille qui un jour pourrait naître d'elle... Tu te souviens, Carlo, tu te souviens, quand je t'ai dit que seule la femme pouvait aider la femme, et que toi, dans ton orgueil d'homme, tu ne comprenais pas? Tu comprends maintenant? Maintenant que tu as une fille, tu comprends?
(p.319) "
― Goliarda Sapienza
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" - […] Il faut mettre de la distance avec ceux qu'on aime, la distance clarifie presque plus que la mort.
- Ah, c'est pour ça que tu as éloigné Prando ?
- La mauvaise herbe de l'autoritarisme commençait à pousser en lui, et si cette herbe-là naît toujours dans le sol des Tudia, allez chercher des esclaves ailleurs, la terre est grande.
- Mais nous les Tudia nous n'aimons pas ceux que tu appelles esclaves. Ce qui nous transporte, c'est la frénésie d'assujettir qui est libre.
- Je sais. Cette tendance existe en moi aussi, mais je ne l'entretiens pas. Cela n'amène à rien, Mattia ! Quand tu as bien assujetti, tu restes esclave à garder ceux que tu as rendus incapables de se nourrir tout seuls et ils se collent à toi comme des rémoras.
- Et tu parles comme ça avec tes enfants ? Tu ne crains pas pour eux, pour leur avenir ?
- Quand on a mis de l'engrais dans le sol la plante pousse, Mattia. Tu m'as apporté de l'argent pour cet engrais.
- Je croyais que tu voulais le mettre de côté.
- Voilà que tu parles comme ton père. L'argent sert à être libre sur-le-champ, pas pour un avenir incertain. (p. 485) "
― Goliarda Sapienza , L'arte della gioia