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1 " L’écriture est un moyen de saisir l’instant. Pas comme dans l’expression carpe diem, parce que l’écriture en simultané, tout comme la prise frénétique de photos, masque le réel au moment où il se produit, empêche de vivre le voyage. L’écriture n’est pas une photo qui figerait à jamais une seconde d’intense singularité – quitte à la provoquer, comme le font parfois les photographes. Elle est un cliché à postériori, qui essaie d’embrasser tout le souvenir de l’instant. Dans le petit ou grand écart entre le temps racontant et le temps raconté se situe tout le jeu et tout l’enjeu des récits – ceux du réel ou ceux de la fiction. La poésie, elle qui ne nécessite pas la narration, permet de condenser les temps en une seule énonciation qui les contient tous. "
― Sylvie Bérard , Oubliez
2 " La porte s’est ouverte tout de suite et est allée co - gner contre le mur. J’ai perçu un claquement, comme le bruit d’une paume ouverte rencontrant une eau boueuse, et la masse qui ne pouvait pas me ressembler s’est affaissée sur mon abdomen en même temps que l’humeur visqueuse m’entraînait à deux doigts de l’asphyxie. Puis un bruit sec a chassé la chose gisant en travers de moi, et celle-ci a atterri mollement au pied d’un paravent qui divisait mon appartement. Jan s’est éloigné du lit pour pousser du pied la masse presque humanoïde et a hoché la tête. J’ai eu une quinte de toux et j’ai recraché une substance peu ragoûtante. Il est venu près de moi, a détaché l’un de mes poignets pour que je m’appuie contre lui et il m’a frotté le dos en essuyant mon menton avec un coin de la couverture. Il n’a pas eu de mouvement de recul devant le bouillon visqueux qui se collait à lui. Je n’ai pas crié « Mon héros ! », mais, abandonnant tout orgueil, je me suis laissée aller dans ses bras à ma terreur rétrospective. « Nous te guérirons, disait-il, nous trouverons un moyen de venir à bout du LX-200. Fais-moi confiance, je ne suis pas ton ennemi. » "
― Sylvie Bérard , La saga d'Illyge
3 " Du marché, j’ai rapporté un céleri-rave. J’aime beaucoup ces drôles de petites choses plissées à l’âme plus underground que leur cousin vert. Cependant, ce céleri-rave-ci, je vais avoir du mal à le manger. Trop humain, quasi mandragorien. Sa petite bouille me regarde à travers le sac et je craque. Je sais que l’accompagnement de mon repas est fichu lorsque j’entreprends de lui chercher un nom. Arthur ? Ça me rappelle mon vieil oncle édenté qui tirait sur sa pipe. Il est vrai que mon tubercule lui ressemble un peu, mais j’ai comme une pudeur… Olivier (j’ai déjà décidé que mon céleri-rave est un garçon) en l’honneur du célèbre comédien avec qui il a en commun la grimace gobeline ? La référence est trop évidente, et puis c’est de mauvais goût de donner à une plante le nom d’une autre. J’opte finalement pour le nom composé Charles-Armand, dont je goûte la subtile allusion non appuyée. Après souper, je lui créerai peut-être un profil sur les réseaux sociaux. "
― Sylvie Bérard , Une sorte de nitescence langoureuse
4 " dans la vie d’esclave, était de totalement abandonner son libre arbitre entre les mains de quelqu’un d’autre, mais que c’était aussi ce qui assurait l’existence la plus facile. On ne se posait plus de questions, on obéissait, et une journée sans coup devenait une gratification. "
― Sylvie Bérard , Terre des Autres
5 " Sûrement parce qu’il partage son infortune avec elle : il ne mène guère une vie plus enviable que la prisonnière dont il a la charge, et ils n’ont même pas l’excuse de dire que c’est un monstre. Ce sont eux, les monstres. "