3
" Steph se rendait compte qu’elle avait eu beaucoup de chance jusqu’à présent. Elle était née au bon endroit, à une période plutôt clémente de l’histoire du monde. De toute sa vie, elle n’avait eu à craindre ni la faim ni le froid, pas la moindre violence. Elle avait fait partie des groupes souhaitables (famille bien lotie, potes à la coule, élèves sans difficultés majeures, meufs assez bonasses) et les jours s’étaient succédé avec leur lot de servitudes minimes et de plaisirs réitérés. Aussi avait-elle toujours envisagé l’avenir avec une sorte de bonhomme indifférence. Et voilà qu’une fois à découvert, loin d’Heillange, elle se retrouvait totalement inapte, impréparée, avec pour tout bagage quelques idées naïves venues de l’école primaire, de l’orgueil et la carapace trop fine d’une enfant gâtée. "
― Nicolas Mathieu , Leurs enfants après eux
5
" Enfin la voix de Sardou, et ces paroles qui faisaient semblant de parler d'ailleurs, mais ici, chacun savait à quoi s'en tenir. Parce que la terre, les lacs, les rivières, ça n'était que des images, du folklore. Cette chanson n'avait rien à voir avec l'Irlande. Elle parlait d'autre chose, d'une épopée moyenne, la leur, et qui ne s'était pas produite dans la lande ou ce genre de conneries, mais là, dans les campagnes et les pavillons, à petits pas, dans la peine des jours invariables, à l'usine puis au bureau, désormais dans les entrepôts et les chaînes logistiques, les hôpitaux et à torcher le cul des vieux, cette vie avec ses équilibres désespérants, des lundis à n'en plus finir et quelquefois la plage, baisser la tête et une augmentation quand ça voulait, quarante ans de boulot et plus, pour finir à biner son minuscule bout de jardin, regarder un cerisier en fleur au printemps, se savoir chez soi, et puis la grande qui passait le dimanche en Megane, le siège bébé à l'arrière, un enfant qui rassure tout le monde : finalement, ça valait le coup. Tout ça, on le savait d'instinct, aux premières notes, parce qu'on l'avait entendue mille fois cette chanson, au transistor, dans sa voiture, à la télé, grandiloquente et manifeste, qui vous prenait aux tripes et rendait fier. "
― Nicolas Mathieu , Connemara
6
" Ah oui, c’est vrai. Sur la terrasse du Narval, aucun des habitués ne prêta attention à leur passage. Il faisait encore très bon en cette fin de journée et les consommateurs profitaient de ces instants de calme, de la circulation presque nulle et du ciel irréprochable en buvant un verre ou en grattant un Morpion. Pourtant, il y avait au fond de cette quiétude comme une contrariété, un sentiment de compte à rebours qui nuisait même aux heures les plus douces. C’était une impression nouvelle dont on n’aurait pas su dater l’origine, ni expliquer vraiment la cause. Chaque plaisir semblait maintenant contenir en lui cette humeur de fin de permission, chaque moment privilégié prenait l’aspect d’un dernier jour des vacances. Comme si le retour des saisons n’était plus garanti. En attendant, autour de cette place banale, avec son PMU, sa boulangerie, son agence immobilière, et non loin de l’église toujours vide, un monde jouissait pleinement de son sursis. Et en ce beau dimanche de mai qui tirait vers le soir, le temps était si bon, la vie si patiente qu’il était presqu’impossible de deviner l’immense accumulation de gaz qui ronflait dans les caves de cet univers inquiet de sa fin. "
― Nicolas Mathieu , Connemara
7
" Il était là, dix kilos envolés, à jeun, déplumé et noueux. Les crocs limés. Que restait-il de lui ? La cendre, une force qui irait en s'amenuisant. Et des regrets pour finir. La maison avait été liquidée en un rien de temps. Les efforts du couple, vingt ans de sacrifices et de fins de mois acrobatiques, envolés. Le mobilier, les bibelots, les vêtements qu'il avait fallu jeter. En plus, il avait fallu vendre vite, pour trois fois rien, et c'est la banque qui avait finalement emporté le blé pour finir d'éponger les dettes.
Au moment du partage, le père en était presque venu aux mains. Au fond, il n'avait pas tellement d'amis, pas vraiment de boulot et il découvrait sur le tard que la maison n'était même pas à lui et que toutes ces idées qu'il s'était faites étaient plus ou moins de la connerie. Il avait cru qu'il ramenait la paie, que c'était chez lui, que c'était sa femme, sa baraque, son gosse. Le notaire avait nettoyé ces idées préconçues au bulldozer. Et deux ans plus tard, le père raquait encore pour les honoraires de cet avocat qui n'avait rien branlé, à part lui expliquer qu'il avait tort, que c'était la loi qui décidait. Dans ce monde de paperasse et de juristes, il n'y avait plus d'hommes. Que des arrangements. "
― Nicolas Mathieu
10
" On menait ainsi des existences à cheval, travaillant d’un côté, vivant de l’autre. Et sous l’effet de cette perfusion transfrontalière, des territoires moribonds revenaient à la vie, une école était sauvée, un boulanger s’installait au pied d’une église zombie, des maisons champignonnaient soudain en pleine campagne. Tout un monde sourdait de terre, comme par magie. Et chaque matin, tous les soirs, des processions de travailleurs migrants aux yeux cernés bondaient les trains, s’agglutinaient sur les routes, allaient chercher plus loin les moyens de leur subsistance. L’économie, souterrainement, avait trouvé les nouvelles voies de son développement. "
― Nicolas Mathieu , Leurs enfants après eux