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" Quelque chose dans ces rues me troublait, le calme peut-être, le calme ou l’harmonie, une répartition de la communauté selon un ordre indiscutable et silencieux : nul aboiement de chien à notre passage, nul cri de dispute surgi de l’intérieur d’une maison et propre à en faire voir le revers, le quotidien domestique, comme un gant retourné, à peine des pleurs de bébé filtrés par une fenêtre ouverte, le sifflet d’une cocotte-minute ou le souffle d’un aspirateur. Nous avancions ainsi comme sur les cases d’un échiquier, les perspectives et les angles, la distance d’un bloc à l’autre, la durée du parcours, la logique cadastrale croisant artères numérotées et artères nommées — étrange maillage où les rues allouées aux tribus indiennes côtoyaient sans ironie celles dévolues aux présidents qui avaient œuvré à leur éradication —, tout cela s’incorporait en nous jour après jour, nous prenions nos marques, marchant côte à côte sous les grands arbres dorés, égaux nous aussi puisque fondus dans un même étonnement, dans une même solitude, et jamais je n’ai éprouvé depuis ce sentiment violent et obscur que nous étions tout l’un pour l’autre, Kid et moi, durant ces journées vacantes, largués mais amarrés ensemble, et tissant notre existence à celle de ceux d’ici, anticipant bientôt la marque et la couleur des voitures garées devant les garages, pariant sur l’érable rouge, la niche bleu pâle, le heurtoir en sabot de cheval sur la porte noire, un globe lumineux derrière un bow-window. Nous donnions des noms aux maisons, aux silhouettes, aux animaux, aux plantes, nous devenions familiers, nous devenions des voisins.Pourtant, dès que nous débarquions sur Main St., l’acmé de la balade, je perdais pied, ne parvenais plus à savoir où j’étais, ni même si j’étais quelque part, la rue était insituable, je n’y croyais pas, contrairement à Kid qui, après avoir malgré tout traîné les pieds dans les rues adjacentes, reprenait vie à la vue des boutiques, et bondissait au-devant, petit cabri, réclamant toujours un truc, un donut, une petite voiture ou cette pierre bleue qu’il avait vue dans la vitrine de la minéralogiste. Mais quelque chose ici jouait avec le vrai et le faux, comme si la rue principale de Golden était truquée, fabriquée pour les besoins d’un récit, et comme si l’arche de bienvenue matérialisait la porte d’entrée d’un monde fictif. "

Maylis de Kerangal


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Maylis de Kerangal quote : Quelque chose dans ces rues me troublait, le calme peut-être, le calme ou l’harmonie, une répartition de la communauté selon un ordre indiscutable et silencieux : nul aboiement de chien à notre passage, nul cri de dispute surgi de l’intérieur d’une maison et propre à en faire voir le revers, le quotidien domestique, comme un gant retourné, à peine des pleurs de bébé filtrés par une fenêtre ouverte, le sifflet d’une cocotte-minute ou le souffle d’un aspirateur. Nous avancions ainsi comme sur les cases d’un échiquier, les perspectives et les angles, la distance d’un bloc à l’autre, la durée du parcours, la logique cadastrale croisant artères numérotées et artères nommées — étrange maillage où les rues allouées aux tribus indiennes côtoyaient sans ironie celles dévolues aux présidents qui avaient œuvré à leur éradication —, tout cela s’incorporait en nous jour après jour, nous prenions nos marques, marchant côte à côte sous les grands arbres dorés, égaux nous aussi puisque fondus dans un même étonnement, dans une même solitude, et jamais je n’ai éprouvé depuis ce sentiment violent et obscur que nous étions tout l’un pour l’autre, Kid et moi, durant ces journées vacantes, largués mais amarrés ensemble, et tissant notre existence à celle de ceux d’ici, anticipant bientôt la marque et la couleur des voitures garées devant les garages, pariant sur l’érable rouge, la niche bleu pâle, le heurtoir en sabot de cheval sur la porte noire, un globe lumineux derrière un bow-window. Nous donnions des noms aux maisons, aux silhouettes, aux animaux, aux plantes, nous devenions familiers, nous devenions des voisins.Pourtant, dès que nous débarquions sur Main St., l’acmé de la balade, je perdais pied, ne parvenais plus à savoir où j’étais, ni même si j’étais quelque part, la rue était insituable, je n’y croyais pas, contrairement à Kid qui, après avoir malgré tout traîné les pieds dans les rues adjacentes, reprenait vie à la vue des boutiques, et bondissait au-devant, petit cabri, réclamant toujours un truc, un donut, une petite voiture ou cette pierre bleue qu’il avait vue dans la vitrine de la minéralogiste. Mais quelque chose ici jouait avec le vrai et le faux, comme si la rue principale de Golden était truquée, fabriquée pour les besoins d’un récit, et comme si l’arche de bienvenue matérialisait la porte d’entrée d’un monde fictif.