Home > Author > Thomas Piketty >

" De même que dans le cadre du schéma trifonctionnel chrétien, l’ordre brahmanique exprime à sa façon un idéal d’équilibre entre différentes formes de légitimité à gouverner. Dans les deux cas, il s’agit au fond de faire en sorte que la force brute des rois et des guerriers ne néglige pas les sages conseils des clercs et des lettrés, et que le pouvoir politique s’appuie sur les connaissances et le pouvoir intellectuel. Il est intéressant de rappeler que Gandhi, qui reprochait aux Britanniques d’avoir rigidifié les frontières entre castes autrefois fluides, afin de mieux diviser et dominer l’Inde, avait dans le même temps une attitude relativement respectueuse et conservatrice face à l’idéal brahmanique. Certes Gandhi militait pour que la société hindoue devienne moins inégalitaire et plus inclusive vis-à-vis de ses classes les plus basses, en particulier vis-à-vis des shudra et des « intouchables », qui rassemblaient des catégories discriminées plus basses encore que les shudra au sein de l’ordre hindou, placées en marge de la société, parfois du fait d’occupations jugées impropres, liées notamment à l’abattage des animaux et au travail des peaux.
Mais Gandhi insistait dans le même temps sur le rôle essentiel joué par les
brahmanes, ou tout du moins par ceux qui se comportaient comme tels à ses yeux,
c’est-à-dire sans arrogance et sans âpreté, mais au contraire avec bienveillance et
grandeur d’âme, en mettant leur sagesse et leurs connaissances de lettrés au service
de la société dans son ensemble. Lui-même rattaché au groupe deux-fois-né des
vaishya, Gandhi prit dans de nombreux discours publics, en particulier à Tanjore en
1927, la défense de la logique de complémentarité fonctionnelle qui était selon lui à la base de la société hindoue traditionnelle. En reconnaissant le principe de
l’hérédité dans la transmission des talents et des occupations, non pas comme règle
absolue et rigide mais comme un principe général pouvant admettre des exceptions
individuelles, le régime des castes permettait selon lui de donner une place à chacun,
et d’éviter la compétition généralisée entre groupes sociaux, la guerre de tous contre
tous, et en particulier la guerre des classes à l’occidentale . Surtout, Gandhi se méfiait plus que tout de la dimension anti-intellectuelle des discours antibrahmaniques. Il considérait que la sobriété et la sagesse des lettrés, vertus auxquelles il se rattachait par sa pratique personnelle (bien que non-brahmane lui- même), étaient des qualités sociales indispensables pour l’harmonie générale. Il se méfiait aussi du matérialisme occidental et de son goût immodéré pour l’accumulation de richesses et de pouvoir. "

Thomas Piketty , Capital and Ideology


Image for Quotes

Thomas Piketty quote : De même que dans le cadre du schéma trifonctionnel chrétien, l’ordre brahmanique exprime à sa façon un idéal d’équilibre entre différentes formes de légitimité à gouverner. Dans les deux cas, il s’agit au fond de faire en sorte que la force brute des rois et des guerriers ne néglige pas les sages conseils des clercs et des lettrés, et que le pouvoir politique s’appuie sur les connaissances et le pouvoir intellectuel. Il est intéressant de rappeler que Gandhi, qui reprochait aux Britanniques d’avoir rigidifié les frontières entre castes autrefois fluides, afin de mieux diviser et dominer l’Inde, avait dans le même temps une attitude relativement respectueuse et conservatrice face à l’idéal brahmanique. Certes Gandhi militait pour que la société hindoue devienne moins inégalitaire et plus inclusive vis-à-vis de ses classes les plus basses, en particulier vis-à-vis des shudra et des « intouchables », qui rassemblaient des catégories discriminées plus basses encore que les shudra au sein de l’ordre hindou, placées en marge de la société, parfois du fait d’occupations jugées impropres, liées notamment à l’abattage des animaux et au travail des peaux.<br />Mais Gandhi insistait dans le même temps sur le rôle essentiel joué par les<br />brahmanes, ou tout du moins par ceux qui se comportaient comme tels à ses yeux,<br />c’est-à-dire sans arrogance et sans âpreté, mais au contraire avec bienveillance et<br />grandeur d’âme, en mettant leur sagesse et leurs connaissances de lettrés au service<br />de la société dans son ensemble. Lui-même rattaché au groupe deux-fois-né des<br />vaishya, Gandhi prit dans de nombreux discours publics, en particulier à Tanjore en<br />1927, la défense de la logique de complémentarité fonctionnelle qui était selon lui à la base de la société hindoue traditionnelle. En reconnaissant le principe de<br />l’hérédité dans la transmission des talents et des occupations, non pas comme règle<br />absolue et rigide mais comme un principe général pouvant admettre des exceptions<br />individuelles, le régime des castes permettait selon lui de donner une place à chacun,<br />et d’éviter la compétition généralisée entre groupes sociaux, la guerre de tous contre<br />tous, et en particulier la guerre des classes à l’occidentale . Surtout, Gandhi se méfiait plus que tout de la dimension anti-intellectuelle des discours antibrahmaniques. Il considérait que la sobriété et la sagesse des lettrés, vertus auxquelles il se rattachait par sa pratique personnelle (bien que non-brahmane lui- même), étaient des qualités sociales indispensables pour l’harmonie générale. Il se méfiait aussi du matérialisme occidental et de son goût immodéré pour l’accumulation de richesses et de pouvoir.